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dessus, une petite lampe de fer-blanc à laquelle une bouteille servait de soutien ; sur une planche une douzaine de livres excellents. J’ai causé là pendant trois quarts d’heure. Mon homme était nu comme un ver, maigre, noir, sec, mais serein, ne disant rien, mangeant son morceau de pain avec appétit, et caressant de temps en temps sa voisine sur ce misérable châlit qui occupait les deux tiers de sa chambre. Si j’avais ignoré que le bonheur est dans l’âme, mon Épictète de la rue Hyacinthe me l’aurait bien appris.

Deux mots plaisants : l’un de Piron, à l’occasion de l’aventure du prince de Bauffremont ; vous la savez cette aventure, mais si par hasard vous ne la savez pas, comment vous la dirai-je ? Il était à Saint-Hubert avec le roi ; parmi les gardes il y avait un jeune Suisse à qui il voulait persuader à toute force qu’avec un joli garçon il y avait cent occasions où l’on pourrait se passer d’une jolie femme. Le roi a mal pris la chose. On a envoyé M. de Bauffremont dans ses terres ; il a été privé du cordon bleu qu’il était sur le point d’obtenir, et Piron a dit : « qu’il ne s’en est fallu que de l’épaisseur d’un Suisse qu’il ne l’ait eu. »

Il y a quelques jours que M. *** disait à sa nonchalante moitié, qu’il tracassait et qui ne s’en émouvait pas davantage : « Madame, vous ne savez ni vous défendre, ni crier ; vous êtes de toutes les femmes que je connaisse la plus propre pour un viol et la moins propre pour une jouissance. »

En amour un sot l’emporte communément sur un homme d’esprit ; on aime mieux dominer un idiot que d’être subjugué par un autre ; celui-là fait valoir l’amour-propre que celui-ci mortifie ; et ne vous croyez pas exceptée de la règle ; vous m’aimeriez peut-être moins si je le méritais davantage.

Nous revenions dimanche passé de chez M. ***, après souper, Suard et moi. Le temps s’était rafraîchi, il faisait clair de lune ; la promenade nous plut et nous la continuâmes jusqu’à une heure du matin. Il croit qu’un homme peut devenir amoureux de la femme de son ami sans s’en apercevoir. « Mais, à ce propos, lui disais-je, quoi ! est-ce que le soir, le matin, quand il se couche, quand il s’éveille, il ne trouve pas qu’elle est blanche comme un lis, qu’elle a les yeux charmants, qu’elle est d’une taille élégante ? Est-ce qu’il ne voit pas sa gorge s’élever