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ESSAI SUR LA PEINTURE.

son empire, et restitue l’édifice, grand en lui-même, à une apparence ordinaire et commune ; en sorte que, d’un côté, chaque détail paraît grand, tandis que le tout reste petit et commun ; au lieu que dans le système contraire d’irrégularité, chaque détail paraît petit, tandis que le tout reste extraordinaire, imposant et grand.

Le talent d’agrandir les objets par la magie de l’art, celui d’en dérober l’énormité par l’intelligence des proportions, sont assurément deux grands talents ; mais quel est le plus grand des deux ? quel est celui que l’architecte doit préférer ? comment fallait-il faire Saint-Pierre de Rome ? valait-il mieux réduire cet édifice à un effet ordinaire et commun, par l’observation rigoureuse des proportions, que de lui donner un aspect étonnant, par une ordonnance moins sévère et moins régulière ?

Et que l’on ne se presse pas de choisir ; car enfin, Saint-Pierre de Rome, grâce à ses proportions si vantées, ou n’obtient jamais, ou n’acquiert qu’à la longue, ce qu’on lui aurait accordé constamment et subitement dans un autre système. Qu’est-ce qu’un accord qui empêche l’effet général ? qu’est-ce qu’un défaut qui fait valoir le tout[1] ?

Voilà la querelle de l’architecture gothique et de l’architecture grecque ou romaine, proposée dans toute sa force.

Mais la peinture n’offre-t-elle pas la même question à résoudre ? Quel est le grand peintre, ou de Raphaël que vous allez chercher en Italie, et devant lequel vous passeriez sans le reconnaître, si l’on ne vous tirait pas par la manche, et qu’on ne vous dît pas : « Le voilà ; » ou de Rembrandt, du Titien, de Rubens, de Van Dyck, et de tel autre grand coloriste qui vous

  1. Interrompons le philosophe un seul moment ; et, sans nous arroger le droit de prononcer sur le fond de cette question délicate, observons que Saint-Pierre de Rome n’a pas été achevé comme il a été d’abord conçu dans le premier plan. L’incohérence ou la discordance qui en est résultée entre la nef et le chœur de ce superbe édifice, ne serait-elle pas, plutôt que l’observation rigoureuse des proportions, la véritable cause du peu d’effet qu’il fait au premier coup d’œil ? Si le premier plan eût été exécuté en son entier, peut-être l’effet en aurait-il été d’un imposant sans égal, malgré l’exactitude la plus scrupuleuse des proportions. C’est ce que nous déciderons, mon cher philosophe, sur les lieux, pendant notre voyage d’Italie *. En attendant, reprenons le fil de vos observations, (Note de Grimm.)


    * Ce voyage, qui avait été depuis longtemps concerté entre Diderot, Grimm et Rousseau n’eut malheureusement jamais lieu.