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ESSAI SUR LA PEINTURE.

Une autre chose qui ne choque pas moins, ce sont les petits usages des peuples civilisés. La politesse, cette qualité si aimable, si douce, si estimable dans le monde, est maussade dans les arts d’imitation. Une femme ne peut plier les genoux, un homme ne peut déployer son bras, prendre son chapeau sur sa tète, et tirer un pied en arrière, que sur un écran. Je sais bien qu’on objectera les tableaux de Watteau ; mais je m’en moque, et je persiste.

Ôtez à Watteau ses sites, sa couleur, la grâce de ses figures, de ses vêtements ; ne voyez que la scène, et jugez. Il faut aux arts d’imitation quelque chose de sauvage, de brut, de frappant et d’énorme. Je permettrais bien à un Persan de porter la main à son front et de s’incliner ; mais voyez le caractère de cet homme incliné ; voyez son respect, son adoration ; voyez la grandeur de sa draperie, de son mouvement. Quel est celui qui mérite un hommage si profond ? est-ce son dieu ? est-ce son père ?

Ajoutez à la platitude de nos révérences, celle de nos vêtements : nos manches retroussées, nos culottes en fourreau, nos basques carrées et plissées, nos jarretières sous le genou, nos boucles en lacs d’amour, nos souliers pointus. Je défie le génie même de la peinture et de la sculpture de tirer parti de ce système de mesquinerie. La belle chose, en marbre ou en bronze, qu’un Français avec son justaucorps à boutons, son épée et son chapeau !

Mais revenons à l’ordonnance, à l’ensemble des personnages. On peut, on doit en sacrifier un peu au technique. Jusqu’où ? je n’en sais rien. Mais je ne veux pas qu’il en coûte la moindre chose à l’expression, à l’effet du sujet. Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi ;, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m’indigner d’abord ; tu récréeras mes yeux après si tu peux.

Chaque action a plusieurs instants ; mais je l’ai dit, et je le répète, l’artiste n’en a qu’un, dont la durée est celle d’un coup d’œil. Cependant, comme sur un visage où régnait la douleur et où l’on a fait poindre la joie, je retrouverai la passion présente confondue parmi les vestiges de la passion qui passe ; il peut aussi rester, au moment que le peintre a choisi, soit dans les attitudes, soit dans les caractères, soit dans les actions, des traces subsistantes du moment qui a précédé.