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ESSAI SUR LA PEINTURE.


CHAPITRE II.


Mes petites idées sur la couleur.

C’est le dessin qui donne la forme aux êtres ; c’est la couleur qui leur donne la vie. Voilà le souffle divin qui les anime.

Il n’y a que les maîtres dans l’art qui soient bons juges du dessin, tout le monde peut juger de la couleur.

On ne manque pas d’excellents dessinateurs ; il y a peu de grands coloristes. Il en est de même en littérature : cent froids logiciens pour un grand orateur ; dix grands orateurs pour un poëte sublime. Un grand intérêt fait éclore subitement un homme éloquent ; quoi qu’en dise Helvétius, on ne ferait pas dix bons vers, même sous peine de mort.

Mon ami, transportez-vous dans un atelier ; regardez travailler l’artiste. Si vous le voyez arranger bien symétriquement ses teintes et ses demi-teintes tout autour de sa palette, ou si un quart d’heure de travail n’a pas confondu tout cet ordre, prononcez hardiment que cet artiste est froid, et qu’il ne fera rien qui vaille. C’est le pendant d’un lourd et pesant érudit qui a besoin d’un passage, qui monte à son échelle, prend et ouvre son auteur, vient à son bureau, copie la ligne dont il a besoin, remonte à l’échelle, et remet le livre à sa place. Ce n’est pas là l’allure du génie.

Celui qui a le sentiment vif de la couleur, a les yeux attachés sur sa toile ; sa bouche est entr’ouverte ; il halète ; sa palette est l’image du chaos. C’est dans ce chaos qu’il trempe son pinceau ; et il en tire l’œuvre de la création, et les oiseaux et les nuances dont leur plumage est teint, et les fleurs et leur velouté, et les arbres et leurs différentes verdures, et l’azur du ciel, et la vapeur des eaux qui les ternit, et les animaux, et les longs poils, et les taches variées de leur peau, et le feu dont leurs yeux étincellent. Il se lève, il s’éloigne, il jette un coup d’œil sur son œuvre ; il se rassied ; et vous allez voir naître la chair, le drap, le velours, le damas, le taffetas, la mousseline, la toile, le gros linge, l’étoffe grossière ; vous verrez la poire