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ESSAI SUR LA PEINTURE.

de positions et des figures fausses, apprêtées, ridicules et froides. Elles y sont emmagasinées ; et elles en sortiront pour s’attacher sur la toile. Toutes les fois que l’artiste prendra ses crayons ou son pinceau, ces maussades fantômes se réveilleront, se présenteront à lui ; il ne pourra s’en distraire ; et ce sera un prodige s’il réussit à les exorciser pour les chasser de sa tête. J’ai connu un jeune homme plein de goût, qui, avant de jeter le moindre trait sur sa toile, se mettait à genoux, et disait : « Mon Dieu, délivrez-moi du modèle. » S’il est si rare aujourd’hui de voir un tableau composé d’un certain nombre de figures, sans y retrouver, par-ci par-là, quelques-unes de ces figures, positions, actions, attitudes académiques, qui déplaisent à la mort à un homme de goût, et qui ne peuvent en imposer qu’à ceux à qui la vérité est étrangère, accusez-en l’éternelle étude du modèle de l’école.

Ce n’est pas dans l’école qu’on apprend la conspiration générale des mouvements ; conspiration qui se sent, qui se voit, qui s’étend et serpente de la tête aux pieds. Qu’une femme laisse tomber sa tête en devant[1] tous ses membres obéissent à ce poids ; qu’elle la relève et la tienne droite, même obéissance du reste de la machine.

Oui, vraiment, c’est un art, et un grand art que de poser le modèle ; il faut voir comme M. le professeur en est fier. Et ne craignez pas qu’il s’avise de dire au pauvre diable gagé : « Mon ami, pose-toi toi-même, fais ce que tu voudras. » Il aime bien mieux lui donner quelque attitude singulière, que de lui en laisser prendre une simple et naturelle : cependant il faut en passer par là.

Cent fois j’ai été tenté de dire aux jeunes élèves que je trouvais sur le chemin du Louvre, avec leur portefeuille sous le bras : « Mes amis, combien y a-t-il que vous dessinez là ? Deux ans. Eh bien ! c’est plus qu’il ne faut. Laissez-moi cette boutique de manière. Allez-vous-en aux Chartreux ; et vous y verrez la véritable attitude de la piété et de la componction. C’est aujourd’hui veille de grande fête : allez à la paroisse, rôdez autour des confessionnaux, et vous y verrez la véritable attitude du recueillement et du repentir. Demain, allez à la guin-

  1. Variante : en rêvant.