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une belle odeur. Où en serait un philosophe anglais, si, ayant à traiter du beau, il voulait avoir égard à cette bizarrerie de sa langue ? C’est le peuple qui a fait les langues ; c’est au philosophe à découvrir l’origine des choses ; et il serait assez surprenant que les principes de l’un ne se trouvassent pas souvent en contradiction avec les usages de l’autre. Mais le principe de la perception des rapports, appliqué à la nature du beau, n’a pas même ici ce désavantage ; et il est si général, qu’il est difficile que quelque chose lui échappe.

Chez tous les peuples, dans tous les lieux de la terre, et dans tous les temps, on a eu un nom pour la couleur en général, et d’autres noms pour les couleurs en particulier, et pour leurs nuances. Qu’aurait à faire un philosophe à qui l’on proposerait d’expliquer ce que c’est qu’une belle couleur, sinon d’indiquer l’origine de l’application du terme beau à une couleur en général, quelle qu’elle soit, et ensuite d’indiquer les causes qui ont pu faire préférer telle nuance à telle autre ? De même c’est la perception des rapports qui a donné lieu à l’invention du terme beau ; et selon que les rapports et l’esprit des hommes ont varié, on a fait les noms joli, beau, charmant, grand, sublime, divin, et une infinité d’autres, tant relatifs au physique qu’au moral. Voilà les nuances du beau : mais j’étends cette pensée, et je dis :

Quand on exige que la notion générale de beau convienne à tous les êtres beaux, parle-t-on seulement de ceux qui portent cette épithète ici et aujourd’hui, ou de ceux qu’on a nommés beaux à la naissance du monde, qu’on appelait beaux il y a cinq mille ans, à trois mille lieues, et qu’on appellera tels dans les siècles à venir ; de ceux que nous avons regardés comme tels dans l’enfance, dans l’âge mur, et dans la vieillesse ; de ceux qui font l’admiration des peuples policés, et de ceux qui charment les sauvages ? La vérité de cette définition sera-t-elle locale, particulière, et momentanée ? ou s’étendra-t-elle à tous les êtres, à tous les temps, à tous les hommes et à tous les lieux ? Si l’on prend le dernier parti, on se rapprochera beaucoup de mon principe, et l’on ne trouvera guère d’autre moyen de concilier entre eux les jugements de l’enfant et de l’homme fait : de l’enfant, à qui il ne faut qu’un vestige de symétrie et d’imitation pour admirer et pour être récréé ; de l’homme fait,