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Un soldat, courbé sur le haut du mur latéral et postérieur du tombeau[1], regarde s’il n’y reste rien.

La douleur de ces suivantes est forte ; elles sont bien renversées, bien groupées. Rien de mieux imaginé que ce soldat qui les écarte.

Je l’ai déjà dit, le peintre a voulu faire une Andromaque qui fût belle d’action, de caractère, de draperie et d’attitude, et il y a réussi.

Mais je demande si c’est à un soldat, qui n’est que l’instrument de son général, que son mouvement et sa prière doivent s’adresser ? Qu’a-t-elle à obtenir de lui si Ulysse reste inflexible ? Qu’elle ne quitte pas son enfant, j’y consens, mais qu’elle parle à Ulysse, que ce soit à ce prince qu’elle montre sa peine, son désespoir et ses larmes. Or, c’est ce qu’elle ne fait point et ce qu’elle ne saurait faire, car elle ne le voit pas : ce soldat mal placé l’en empêche.

Et ce vide énorme qui sépare Ulysse de la scène et qui le relègue à une distance choquante ? Il coupe la composition en deux parties dont on ferait deux tableaux distincts : l’une à conserver précieusement ; l’autre à jeter au feu, car elle est détestable.

Cet Ulysse droit, raide, froid, sans caractère, a été pris dans la boutique d’un vannier. C’est une figure à garder pour la procession du Suisse de la rue aux Ours[2].

Et ces maussades et longs soldats à face de cuivre rouge et à têtes de choux, que signifient-ils ? que disent-ils ? quelle expression, quelle physionomie ont-ils ? S’ils sont là pour remplir, ils s’en acquittent très-exactement.

Si Doyen eût montré son ébauche à un homme de sens, voici ce que cet homme lui aurait dit :

Écartez-moi ces soldats les uns des autres et donnez-leur plus de caractère, plus de force, des têtes, des corps et des visages relatifs à l’action.

Laissez entre eux et leur général un peu d’espace, parce

  1. C’est dans le tombeau d’Hector, on le sait, qu’Andromaque avait caché son fils unique Astyanax et qu’Ulysse le découvrit.
  2. Jusqu’à la Révolution, le 3 juillet, on brûlait, rue aux Ours, devant une statue appelée Notre-Dame de la Carole, le mannequin d’un soldat suisse, en souvenir d’une légende qui disait que, sous Charles VI, un soldat de cette nation, ayant frappé de son épée cette statue, le sang avait jailli des blessures qu’il lui avait faites.