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promettre d’autre consolation que la même tendresse de la part de ses enfants pour un temps qui n’est pas loin. Et puis l’âge, qui endurcit les fibres, dessèche l’âme.

Il y en a qui disent que le paralytique est trop renversé et qu’il est impossible de manger en cette position. Il ne mange pas, il parle, et l’on est prêt à lui relever la tête.

Que c’était à sa fille de lui présenter à manger et à son gendre à relever sa tête et son traversin, parce que l’un demande de l’adresse et l’autre de la force. Cette observation n’est pas si fondée qu’elle le paraît d’abord. Le peintre a voulu que son paralytique reçût un secours marqué de celui de qui il était le moins en droit de l’attendre ; cela justifie le bon choix qu’il a fait pour sa fille ; c’est la vraie cause de l’attendrissement de son visage, de son regard et du discours qu’il lui tient. Déplacer ce personnage, c’eût été changer le sujet du tableau ; mettre la fille à la place du gendre, c’eût été renverser toute la composition : il y aurait eu quatre têtes de femme de suite, et l’enfilade de toutes ces têtes aurait été insupportable.

Ils disent aussi que cette attention de tous les personnages n’est pas naturelle ; qu’il fallait en occuper quelques-uns du bonhomme et laisser les autres à leurs fonctions particulières ; que la scène en eût été plus simple et plus vraie, et que c’est ainsi que la chose s’est passée, qu’ils en sont sûrs… Ces gens-là faciunt ut nimis intelligendo nihil intelligant. Le moment qu’ils demandent est un moment commun, sans intérêt ; celui que le peintre a choisi est particulier ; par hasard il arriva ce jour-là que ce fut son gendre qui lui apporta des aliments, et le bonhomme, touché, lui en témoigna sa gratitude d’une manière si vive, si pénétrée, qu’elle suspendit les occupations et fixa l’attention de toute la famille.

On dit encore que le vieillard est moribond et qu’il a le visage d’un agonisant… Le docteur Gatti[1] dit que ces critiques-là n’ont jamais vu de malades, et que celui-là a bien encore trois ans à vivre.

Que sa fille mariée, qui suspend la lecture, manque d’expression ou n’a pas celle qu’elle devrait avoir… Je suis un peu de cet avis.

  1. Le docteur Gatti était alors à Paris. Nous le retrouverons dans la Correspondance de Diderot.