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Ici l’homme au paradoxe se tut. Il se promenait à grands pas sans regarder où il allait ; il eût heurté de droite et de gauche ceux qui venaient à sa rencontre s’ils n’eussent évité le choc. Puis, s’arrêtant tout à coup, et saisissant son antagoniste fortement par le bras, il lui dit d’un ton dogmatique et tranquille : Mon ami, il y a trois modèles, l’homme de la nature, l’homme du poète, l’homme de l’acteur. Celui de la nature est moins grand que celui du poète, et celui-ci moins grand encore que celui du grand comédien, le plus exagéré de tous. Ce dernier monte sur les épaules du précédent, et se renferme dans un grand mannequin d’osier dont il est l’âme ; il meut ce mannequin d’une manière effrayante, même pour le poète qui ne se reconnaît plus, et il nous épouvante, comme vous l’avez fort bien dit, ainsi que les enfants s’épouvantent les uns les autres en tenant leurs petits pourpoints courts élevés au-dessus de leur tête, en s’agitant, et en imitant de leur mieux la voix rauque et lugubre d’un fantôme qu’ils contrefont. Mais, par hasard, n’auriez-vous pas vu des jeux d’enfants qu’on a gravés[1] ? N’y auriez-vous pas vu un marmot qui s’avance sous un masque hideux de vieillard qui le cache de la tête aux pieds ? Sous ce masque, il rit de ses petits camarades que la terreur met en fuite. Ce marmot est le vrai symbole de l’acteur ; ses camarades sont les symboles du spectateur. Si le comédien n’est doué que d’une sensibilité médiocre, et que ce soit là tout son mérite, ne le tiendrez-vous pas pour un homme médiocre ? Prenez-y garde, c’est encore un piège que je vous tends. — Et s’il est doué d’une extrême sensibilité, qu’en arrivera-t-il ? — Ce qu’il en arrivera ? C’est qu’il ne jouera pas du tout, ou qu’il jouera ridiculement. Oui, ridiculement, et la preuve, vous la verrez en moi quand il vous plaira. Que j’aie un récit un peu pathétique à faire, il s’élève je ne sais quel trouble dans mon cœur, dans ma tête ; ma langue

  1. Ce sujet a été reproduit souvent par les peintres de l’antiquité. Nous citerons seulement la représentation d’une scène de ce genre trouvée à Résina, reproduite, entre autres ouvrages usuels, dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Rich, et une autre, un peu différente dans le détail, où l’enfant disparaît sous un masque tragique en passant par la bouche ouverte de ce masque son bras armé d’un serpent. Cette dernière est tirée d’un bas-relief de la villa Mattei. Elle a été publiée dans le Recueil des monuments de cette villa par Venuti, et, pour citer un autre livre plus facile à se procurer, dans les Jeux des anciens de M. Becq de Fouquières, in-8o, Reinwald, 1869.