Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/408

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou c’est d’autre chose que des soucis d’Agamemnon que je veux pleurer. » Cependant on ne s’aperçoit pas que les chagrins de la vie, aussi fréquents pour eux que pour nous, et beaucoup plus contraires au libre exercice de leurs fonctions, les suspendent souvent.

Dans le monde, lorsqu’ils ne sont pas bouffons, je les trouve polis, caustiques et froids, fastueux, dissipés, dissipateurs, intéressés, plus frappés de nos ridicules que touchés de nos maux ; d’un esprit assez rassis au spectacle d’un événement fâcheux, ou au récit d’une aventure pathétique ; isolés, vagabonds, à l’ordre des grands ; peu de mœurs, point d’amis, presque aucune de ces liaisons saintes et douces qui nous associent aux peines et aux plaisirs d’un autre qui partage les nôtres. J’ai souvent vu rire un comédien hors de la scène, je n’ai pas mémoire d’en avoir jamais vu pleurer un. Cette sensibilité qu’ils s’arrogent et qu’on leur alloue, qu’en font-ils donc ? La laissent-ils sur les planches, quand ils en descendent, pour la reprendre quand ils y remontent ?

Qu’est-ce qui leur chausse le socque ou le cothurne ? Le défaut d’éducation, la misère et le libertinage. Le théâtre est une ressource, jamais un choix. Jamais on ne se fit comédien par goût pour la vertu, par le désir d’être utile dans la société et de servir son pays ou sa famille, par aucun des motifs honnêtes qui pourraient entraîner un esprit droit, un cœur chaud, une âme sensible vers une aussi belle profession.

Moi-même, jeune, je balançai entre la Sorbonne et la Comédie. J’allais, en hiver, par la saison la plus rigoureuse, réciter à haute voix des rôles de Molière et de Corneille dans les allées solitaires du Luxembourg. Quel était mon projet ? d’être applaudi ? Peut-être. De vivre familièrement avec les femmes de théâtre que je trouvais infiniment aimables et que je savais très-faciles ? Assurément. Je ne sais ce que je n’aurais pas fait pour plaire à la Gaussin, qui débutait alors et qui était la beauté personnifiée ; à la Dangeville, qui avait tant d’attraits sur la scène.

On a dit que les comédiens n’avaient aucun caractère, parce qu’en les jouant tous ils perdaient celui que la nature leur avait donné, qu’ils devenaient faux, comme le médecin, le chirurgien et le boucher deviennent durs. Je crois qu’on a pris la