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Il parle toujours, et toujours bien ; c’est un adulateur de profession, c’est un grand courtisan, c’est un grand comédien.

LE SECOND

Un grand courtisan, accoutumé, depuis qu’il respire, au rôle d’un pantin merveilleux, prend toutes sortes de formes, au gré de la ficelle qui est entre les mains de son maître.

LE PREMIER

Un grand comédien est un autre pantin merveilleux dont le poète tient la ficelle, et auquel il indique à chaque ligne la véritable forme qu’il doit prendre.

LE SECOND

Ainsi un courtisan, un comédien, qui ne peuvent prendre qu’une forme, quelque belle, quelque intéressante qu’elle soit, ne sont que deux mauvais pantins ?

LE PREMIER

Mon dessein n’est pas de calomnier une profession que j’aime et que j’estime ; je parle de celle du comédien. Je serais désolé que mes observations, mal interprétées, attachassent l’ombre du mépris à des hommes d’un talent rare et d’une utilité réelle, aux fléaux du ridicule et du vice, aux prédicateurs les plus éloquents de l’honnêteté et des vertus, à la verge dont l’homme de génie se sert pour châtier les méchants et les fous. Mais tournez les yeux autour de vous, et vous verrez que les personnes d’une gaieté continue n’ont ni de grands défauts, ni de grandes qualités ; que communément les plaisants de profession sont des hommes frivoles, sans aucun principe solide ; et que ceux qui, semblables à certains personnages qui circulent dans nos sociétés, n’ont aucun caractère, excellent à les jouer tous.

Un comédien n’a-t-il pas un père, une mère, une femme, des enfants, des frères, des sœurs, des connaissances, des amis, une maîtresse ? S’il était doué de cette exquise sensibilité, qu’on regarde comme la qualité principale de son état, poursuivi comme nous et atteint d’une infinité de peines qui se succèdent, et qui tantôt flétrissent nos âmes, et tantôt les déchirent, combien lui resterait-il de jours à donner à notre amusement ? Très-peu. Le gentilhomme de la chambre interposerait vainement sa souveraineté, le comédien serait souvent dans le cas de lui répondre : « Monseigneur, je ne saurais rire aujourd’hui,