Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/399

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LE PREMIER

Le commis Billard est un tartuffe, l’abbé Grizel est un tartuffe, mais il n’est pas le Tartuffe[1]. Le financier Toinard[2] était un avare, mais il n’était pas l’Avare. L’Avare et le Tartuffe ont été faits d’après tous les Toinards et tous les Grizels du monde ; ce sont leurs traits les plus généraux et les plus marqués, et ce n’est le portrait exact d’aucun ; aussi personne ne s’y reconnaît-il.

Les comédies de verve et même de caractères sont exagérées. La plaisanterie de société est une mousse légère qui s’évapore sur la scène ; la plaisanterie de théâtre est une arme tranchante qui blesserait dans la société. On n’a pas pour des êtres imaginaires le ménagement qu’on doit à des êtres réels.

La satire est d’un tartuffe, et la comédie est du Tartuffe. La satire poursuit un vicieux, la comédie poursuit un vice. S’il n’y avait eu qu’une ou deux Précieuses ridicules, on en aurait pu faire une satire, mais non pas une comédie.

Allez-vous-en chez La Grenée, demandez-lui la Peinture, et il croira avoir satisfait à votre demande, lorsqu’il aura placé sur sa toile une femme devant un chevalet, la palette passée dans le pouce et le pinceau à la main. Demandez-lui la Philosophie, et il croira l’avoir faite, lorsque, devant un bureau, la nuit, à la lueur d’une lampe, il aura appuyé sur le coude une

  1. Billard, caissier général de la poste, fit en 1769 une banqueroute frauduleuse de plusieurs millions. Il se piquait de la plus haute dévotion et était intime de l’abbé Grizel, sous-pénitencier de l’Église de Paris, confesseur de l’archevêque et directeur de plusieurs dévotes illustres. Ils furent arrêtés tous deux, et Billard mis au pilori pendant deux heures. « Il récita des psaumes tout le temps qu’il fut au carcan, » dit Mme du Deffand. Voltaire a parlé plusieurs fois de Grizel, notamment dans sa Conversation avec un intendant des menus plaisirs du roi. Dans une réponse à Saurin, qui lui avait envoyé des vers sur sa dignité de père temporel des capucins, il dit :

    Il est vrai, je suis capucin,
    Je ne suis pas frère Frapart,
    Confessant sœur Luce et sœur Nice.
    Je ne porte point le cilice
    De saint Grizel, de saint Billard.
    ..........

  2. Toinard était fermier général. Il eut un jour la visite d’un soi-disant capitaine de cavalerie, qui le mit en demeure de lui livrer tout son or, s’il ne préférait se voir brûler la cervelle. Mais Toinard était un avare avisé. Le tiroir qui contenait son or correspondait à une cloche extérieure qui donna l’alarme et lui amena du secours. Voyez Journal de Barbier, 20 mai 1743.