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matines, il vous avait saisi à la gorge, et que tirant un couteau qu’il tenait caché sous son habit, il avait été sur le point de vous l’enfoncer dans le sein. — Il en est bien capable ; mais si je ne l’en ai pas accusé, c’est que cela n’est pas vrai… » Et moi, me levant subitement, et attachant sur mon théologal un regard ferme et sévère, je m’écriai d’une voix tonnante, avec toute la véhémence et l’emphase de l’indignation : « Et quand cela serait vrai, est-ce qu’il ne faudrait pas encore donner du pain à votre frère ? » Le théologal, écrasé, terrassé, confondu, reste muet, se promène, revient à moi et m’accorde une pension annuelle pour son frère[1].

  1. Mme de Vandeul a raconté ce trait dans ses Mémoires sur son père. Elle nous a donné de plus le nom du jeune homme, M. Rivière, et la conclusion de l’aventure : « Savez-vous ce que les formica-leo disent aux mouches, quand ils les ont bien sucées ? — Non ; que leur disent-ils ? — Adieu, monsieur Diderot. » Nous n’y reviendrions pas si ce fait, tout à l’honneur de Diderot, n’avait pas servi d’arme contre lui. La Correspondance secrète (10 janvier 1778) en prend texte pour entamer une assez longue diatribe contre le philosophe. Nous réservons quelques accusations qui trouveront leur place ailleurs ; nous donnons seulement ce qui se rapporte à l’anecdote qui est en ce moment sur le tapis : « Pour récrépir sa réputation qu’intérieurement il sentait furieusement s’affaiblir, M. Diderot entreprit la conversion d’un jeune libertin de famille qu’on lui avait adressé. Il se persuada aisément qu’il réussirait et que ce succès, vanté dans l’univers par toutes les trompettes philosophiques, ne manquerait pas de faire honneur à ce parti qui chaque jour perd de plus en plus dans l’opinion publique. Il invita donc le jeune homme à le venir voir ; il le sermonnait avec toute la ferveur d’un véritable missionnaire. Le jeune homme écoutait en silence, et, semblable au jeune amant dont parle Térence, il allait chez sa maîtresse oublier tout l’ennui du sermonneur. Le débauché en question était brouillé avec sa famille, dont il ne recevait aucun secours. Par conséquent, il était fort embarrassé. Un jour, il vint trouver M. Diderot, et, après avoir écouté patiemment toute la réprimande philosophique, il finit par lui faire connaître ses besoins et par lui demander quelque argent. M. Diderot, ne pouvant reculer, lui donna quatre à cinq louis. Quelque temps après, le jeune homme hasarda une nouvelle tentative, qui eut le même succès ; il s’accommoda si bien de la facilité du philosophe, qu’il venait sans cesse le solliciter. Le sermonneur se lassa bientôt de fournir aux dépenses et se contenta de redoubler ses exhortations. Mais, comme on dit, ventre affamé n’a point d’oreilles ; le libertin, poussé par le besoin, pressa vivement le philosophe, qui fit une résistance vigoureuse. Quand le jeune homme vit que c’était un parti bien décidément pris et qu’il n’en pourrait plus rien tirer, il lui dit :… » (La suite comme dans Mme de Vandeul, avec cette réflexion :) « Ç’aurait été vraiment une belle œuvre, si la philosophie était parvenue à guérir un cœur aussi gangrené. »

    Pourquoi avons-nous reproduit ce récit ? D’abord, pour montrer que les journalistes de ce temps-là savaient déjà raconter de façon à rendre ridicules les actions les plus honorables et grouper des faits de toutes dates pour en tirer les conclusions qui leur plaisaient ; ensuite, pour montrer la différence entre la façon d’agir de Rivière avec Diderot et celle de Diderot avec le frère Ange (voir tome I, p. xxxiv.) Le méchant se décèle dans le trait final.