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âmes des mortels dans votre main ? Êtes-vous un dieu, êtes-vous un démon ?

Monsieur Hardouin.

L’un plutôt que l’autre.

Monsieur de Crancey.

Comment avez-vous pu, dans un moment, persuader madame de Vertillac auprès de laquelle des sollicitations de plusieurs années, sollicitations de toute sa famille, sollicitations de la mienne, sollicitations d’une multitude de personnes distinguées, étaient restées sans effet ? Quelle nouvelle à leur apprendre ! Quelle joie pour mes parents, pour mes amis et pour les siens !

Monsieur Hardouin.

Approchez de cette table, et lisez.

Monsieur de Crancey.

Un dédit ! Quoi ! cette femme qui a rejeté ma main avec tant d’opiniâtreté, c’est elle à présent qui craint que je ne la retire ? Serait-ce une précaution que vous avez prise, qu’elle prend contre son caprice ? Après une épreuve de plusieurs années, douterait-elle de ma constance ? Plus j’y pense, plus je m’y perds ; permettez que je m’empare de ce précieux papier.

Monsieur Hardouin.

Non, il serait presque malhonnête qu’il passât entre vos mains, et j’en serai le dépositaire, s’il vous plaît.

Monsieur de Crancey.

C’est le garant de ma félicité, de la félicité d’Henriette, signé de la main de sa mère.

Monsieur Hardouin.

Vous méfiez-vous de moi ?

Monsieur de Crancey.

Après l’intérêt que vous avez pris à mon sort et le service que vous m’avez rendu, la moindre inquiétude serait d’un ingrat. Je vous le laisse, gardez-le, mais gardez-le bien, n’allez pas l’égarer. Si le feu prend à la maison, car qui sait ce qui peut arriver ? je suis si malheureux ! ne sauvez que le dédit. Mon ami, cette femme n’est pas la moins capricieuse des femmes. Elle a de l’humeur ; selon toute apparence elle n’a pas été libre, qui sait si elle ne sera pas tentée de revenir sur ses pas ?