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on vous apporte, où ? dans une auberge, un gîte, un asile commun. Jacques, savez-vous l’histoire de la mort de Socrate ?

Jacques.

Non.

Le maître.

C’était un sage d’Athènes. Il y a longtemps que le rôle de sage est dangereux parmi les fous. Ses concitoyens le condamnèrent à boire la ciguë. Eh bien ! Socrate fit comme vous venez de faire ; il en usa avec le bourreau qui lui présenta la ciguë aussi poliment que vous. Jacques, vous êtes une espèce de philosophe, convenez-en. Je sais bien que c’est une race d’hommes odieuse aux grands, devant lesquels ils ne fléchissent pas le genou ; aux magistrats, protecteurs par état des préjugés qu’ils poursuivent ; aux prêtres qui les voient rarement au pied de leurs autels ; aux poètes, gens sans principes et qui regardent sottement la philosophie comme la cognée des beaux-arts, sans compter que ceux même d’entre eux qui se sont exercés dans le genre odieux de la satire, n’ont été que des flatteurs ; aux peuples, de tout temps les esclaves des tyrans qui les oppriment, des fripons qui les trompent, et des bouffons qui les amusent. Ainsi je connais, comme vous voyez, tout le péril de votre profession et toute l’importance de l’aveu que je vous demande ; mais je n’abuserai pas de votre secret. Jacques, mon ami, vous êtes un philosophe, j’en suis fâché pour vous ; et s’il est permis de lire dans les choses présentes celles qui doivent arriver un jour, et si ce qui est écrit là-haut se manifeste quelquefois aux hommes longtemps avant l’événement, je présume que votre mort sera philosophique, et que vous recevrez le lacet d’aussi bonne grâce que Socrate reçut la coupe de la ciguë.

Jacques.

Mon maître, un prophète ne dirait pas mieux ; mais heureusement…

Le maître.

Vous n’y croyez pas trop ; ce qui achève de donner de la force à mon pressentiment.

Jacques.

Et vous, monsieur, y croyez-vous ?