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tesse par l’assurance qu’il avait bien récompensé ses satellites qui l’avaient apporté à l’auberge ; Jacques prétendant que l’argent donné aux serviteurs ne l’acquittait pas avec leur maître ; que c’était ainsi que l’on inspirait aux hommes le regret et le dégoût de la bienfaisance, et que l’on se donnait à soi-même un air d’ingratitude. « Mon maître, j’entends tout ce que cet homme dit de moi par ce que je dirais de lui, s’il était à ma place et moi à la sienne… »

Ils sortaient de la ville lorsqu’ils rencontrèrent un homme grand et vigoureux, le chapeau bordé sur la tête, l’habit galonné sur toutes les tailles, allant seul si vous en exceptez deux grands chiens qui le précédaient. Jacques ne l’eut pas plus tôt aperçu, que descendre de cheval, s’écrier : « C’est lui ! » et se jeter à son cou, fut l’affaire d’un instant. L’homme aux deux chiens paraissait très embarrassé des caresses de Jacques, le repoussait doucement, et lui disait : « Monsieur, vous me faites trop d’honneur.

— Eh non ! je vous dois la vie, et je ne saurais trop vous en remercier.

— Vous ne savez pas qui je suis.

— N’êtes-vous pas le citoyen officieux qui m’a secouru, qui m’a saigné et qui m’a pansé, lorsque mon cheval…

— Il est vrai.

— N’êtes-vous pas le citoyen honnête qui a repris ce cheval pour le même prix qu’il me l’avait vendu ?

— Je le suis. » Et Jacques de le rembrasser sur une joue et sur l’autre, et son maître de sourire, et les deux chiens debout, le nez en l’air et comme émerveillés d’une scène qu’ils voyaient pour la première fois. Jacques, après avoir ajouté à ses démonstrations de gratitude force révérences, que son bienfaiteur ne lui rendait pas, et force souhaits qu’on recevait froidement, remonte sur son cheval, et dit à son maître : J’ai la plus profonde vénération pour cet homme que vous devez me faire connaître.

Le maître.

Et pourquoi, Jacques, est-il vénérable à vos yeux ?

Jacques.

C’est que, n’attachant aucune importance aux services qu’il rend, il faut qu’il soit naturellement officieux et qu’il ait une longue habitude de bienfaisance.