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s’en fallut que ses proches ne le fissent interdire comme dissipateur. Tandis que nous nous rafraîchissions dans une auberge, une foule d’oisifs s’était rassemblée autour d’une espèce d’orateur, le barbier de la rue, et lui disait : « Vous y étiez, vous, racontez-nous comment la chose s’est passée.

— Très volontiers, répondit l’orateur du coin, qui ne demandait pas mieux que de pérorer. M. Aubertot, une de mes pratiques, dont la maison fait face à l’église des Capucins, était sur sa porte ; M. Le Pelletier l’aborde et lui dit : « Monsieur Aubertot, ne me donnerez-vous rien pour mes amis ? car c’est ainsi qu’il appelle les pauvres, comme vous savez.

« — Non, pour aujourd’hui, monsieur Le Pelletier. »

« M. Le Pelletier insiste : « Si vous saviez en faveur de qui je sollicite votre charité ! c’est une pauvre femme qui vient d’accoucher, et qui n’a pas un guenillon pour entortiller son enfant.

« — Je ne saurais.

« — C’est une jeune et belle fille qui manque d’ouvrage et de pain, et que votre libéralité sauvera peut-être du désordre.

« — Je ne saurais.

« — C’est un manœuvre qui n’avait que ses bras pour vivre, et qui vient de se fracasser une jambe en tombant de son échafaud.

« — Je ne saurais, vous dis-je.

« — Allons, monsieur Aubertot, laissez-vous toucher, et soyez sûr que jamais vous n’aurez l’occasion de faire une action plus méritoire.

« — Je ne saurais, je ne saurais.

« — Mon bon, mon miséricordieux monsieur Aubertot !…

« — Monsieur Le Pelletier, laissez-moi en repos ; quand je veux donner, je ne me fais pas prier… »

« Et cela dit, M. Aubertot lui tourne le dos, passe de sa porte dans son magasin, où M. Le Pelletier le suit ; il le suit de son magasin dans son arrière-boutique, de son arrière-boutique dans son appartement ; là, M. Aubertot, excédé des instances de M. Le Pelletier, lui donne un soufflet… »

Alors mon capitaine se lève brusquement, et dit à l’orateur : « Et il ne le tua pas ?

— Non, monsieur ; est-ce qu’on tue comme cela ?