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être de bonne foi, le jeune poète tire un papier de sa poche : ce sont des vers, me dit-il. — Des vers ! — Oui, monsieur, et sur lesquels j’espère que vous aurez la bonté de me dire votre avis. — Aimez-vous la vérité ? — Oui, monsieur ; et je vous la demande. — Vous allez la savoir. — Quoi ! vous êtes assez bête pour croire qu’un poète vient chercher la vérité chez vous ? — Oui. — Et pour la lui dire ? — Assurément ! — Sans ménagement ? — Sans doute : le ménagement le mieux apprêté ne serait qu’une offense grossière ; fidèlement interprété, il signifierait : vous êtes un mauvais poète ; et comme je ne vous crois pas assez robuste pour entendre la vérité, vous n’êtes encore qu’un plat homme. — Et la franchise vous a toujours réussi ? — Presque toujours… Je lis les vers de mon jeune poète, et je lui dis : Non seulement vos vers sont mauvais, mais il m’est démontré que vous n’en ferez jamais de bons. — Il faudra donc que j’en fasse de mauvais ; car je ne saurais m’empêcher d’en faire. — Voilà une terrible malédiction ! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez tomber ? Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes, n’ont pardonné la médiocrité aux poètes : c’est Horace qui l’a dit[1]. — Je le sais. — Êtes-vous riche ? — Non. — Êtes-vous pauvre ? — Très pauvre. — Et vous allez joindre à la pauvreté le ridicule de mauvais poète ; vous aurez perdu toute votre vie ; vous serez vieux. Vieux, pauvre et mauvais poète, ah ! monsieur, quel rôle ! — Je le conçois, mais je suis entraîné malgré moi… (Ici Jacques aurait dit : Mais cela est écrit là-haut.) — Avez-vous des parents ? — J’en ai. — Quel est leur état ? — Ils sont joailliers. — Feraient-ils quelque chose pour vous ? — Peut-être. — Eh bien ! voyez vos parents, proposez-leur de vous avancer une pacotille de bijoux. Embarquez-vous pour Pondichéry ; vous ferez de mauvais vers sur la route ; arrivé, vous ferez fortune. Votre fortune faite, vous reviendrez faire ici tant de mauvais vers qu’il vous plaira, pourvu que vous ne les fassiez pas imprimer, car il ne faut ruiner personne… Il y avait environ douze ans que j’avais donné ce conseil au jeune homme, lorsqu’il m’apparut ; je ne le reconnaissais pas. C’est moi, mon-

  1. « ...... Mediocribus esse poetis,
    Non homines, non Di, non concessere columnæ
    . »

    Horat. de Art. Poet., v. 373.