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l’intendant ou souverain, dites que la nation est exposée à la déprédation. Ô redoutable notion de l’utilité publique ! Parcourez les temps et les nations, et cette grande et belle idée d’utilité publique se présentera à votre imagination sous l’image symbolique d’un Hercule qui assomme une partie du peuple aux cris de joie et aux acclamations de l’autre partie, qui ne sent pas qu’incessamment elle tombera écrasée sous la même massue aux cris de joie et aux acclamations des individus actuellement vexés. Les uns rient quand les autres pleurent ; mais la véritable notion de la propriété entraînant le droit d’us et d’abus, jamais un homme ne peut être la propriété d’un souverain, un enfant la propriété d’un père, une femme la propriété d’un mari, un domestique la propriété d’un maître, un nègre la propriété d’un colon. Il ne peut donc y avoir d’esclave, pas même par le droit de conquête, encore moins par celui de vente et d’achat. Les Grecs ont donc été des bêtes féroces contre lesquelles leurs esclaves ont pu en toute justice se révolter. Les Romains ont donc été des bêtes féroces dont leurs esclaves ont pu s’affranchir par toutes sortes de voies, sans qu’il y en ait eu aucune d’illégitime. Les seigneurs féodaux ont donc été des bêtes féroces dignes d’être assommées par leurs vassaux. Voilà donc le vrai principe qui brise les portes de tout asile civil ou religieux où l’homme est réduit à la condition de la servitude ; il n’y a ni pacte ni serment qui tiennent. Jamais un homme n’a pu permettre par un pacte ou par un serment à un autre homme, quel qu’il soit, d’user et d’abuser de lui. S’il a consenti ce pacte ou fait ce serment, c’est dans un accès d’ignorance ou de folie, et il en est relevé au moment où il se connaît, au revenir à sa raison. Comme toutes les vérités s’enchaînent ! La nature de l’homme et la notion de la propriété concourent à l’affranchir, et la liberté conduit l’individu et la société au plus grand bonheur qu’ils puissent désirer. Je dis la liberté, qu’il, ne faut non plus confondre avec la licence que la police d’un État avec son administration. La police obvie à la licence ; l’administration assure la liberté[1]

  1. La plupart des raisonnements politiques seraient d’une prodigieuse utilité s’il était reçu que le fort s’y conformera sans difficulté, du moment qu’il en aura compris l’enchaînement. Malheureusement cela ne se passe pas tout à fait ainsi. Le despote, s’il a de l’esprit, laisse bavarder le philosophe ; et s’il aime l’éloquence, il trouve son bavardage beau ; mais s’il est sot, il vexe et châtie de mille manières le philosophe, qui s’est fait avocat des peuples sans son aveu. Mais quelque tournure que prenne le despote à l’égard de l’avocat, la loi éternelle s’exécute toujours, et elle veut que le faible soit la proie du fort. Or, la faiblesse est l’apanage des peuples par le défaut de concert dans les volontés et dans les mesures. L’homme résolu, entreprenant, ferme, actif, adroit, subjugue la multitude aussi sûrement, aussi nécessairement qu’un poids de cinquante livres entraîne un poids de cinquante onces. S’il ne réussit pas, c’est qu’il a rencontré dans le parti de l’opposition un homme de sa trempe, qui entraîne la multitude de son côté ; alors les résultats sont conformes à la complication des contre-poids qui agissent et réagissent les uns sur les autres ; mais le calcul de ces résultats serait toujours rigoureux, si l’on en pouvait connaître les éléments. Les déclamations des philosophes contre l’esclavage, en portant notre vue sur l’étendue de notre globe ou dans la durée des siècles, confirment seulement les bons esprits dans la triste opinion que les trois quarts du genre humain sont nés avec le génie de la servitude. Il y a des oiseaux qui ne supportent pas la cage vingt-quatre heures ; ils meurent. Ceux-là restent libres, parce qu’on n’en peut tirer aucun parti, ni d’agrément, ni d’utilité. Il n’existe pas d’autre frein contre l’esclavage. Quand vous dites aux esclaves qu’ils peuvent se révolter en toute justice, vous ne leur apprenez rien, ni à leurs oppresseurs non plus. Les premiers, prêchés ou non par les philosophes, n’y manquent jamais quand ils le peuvent, et ils le peuvent toutes les fois que l’oppresseur manque de force, quelle qu’en soit la cause, pour les contenir, ou que l’oppression devient assez intolérable pour rendre les risques de la révolte égaux à l’état habituel de l’esclave. La cause du genre humain est donc désespérée et sans ressource ? Hélas ! je le crains. Le seul baume qui calme et adoucisse les maux de tant de plaies profondes, c’est que le sort accorde de temps en temps, par-ci par-là, à quelque peuple, un prince vertueux et éclairé, une de ces âmes privilégiées qui, enivrée de la plus belle et de la plus douce des passions, celle de faire le bien, se livre à ses transports sans réserve. Alors tout respire, tout prospère, le siècle d’or naît, et les malheureux oublient pour un moment leurs calamités et leurs misères passées. (Note de Grimm.)