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espace pour filer leur corde ; collecta pecunia, c’est la filasse entassée dans leur tablier. Alternativement, elle obéit au cordier, et commande au chariot. Elle obéit quand on la file ; elle commande quand on la tord. Pour la seconde manœuvre, la corde est accrochée d’un bout à l’émérillon du rouet, et de l’autre à l’émérillon du chariot, instrument assez semblable à un petit traîneau. Ce traîneau est chargé d’un gros poids qui en ralentit la marche, qui est en sens contraire de celle du cordier. Le cordier qui file s’éloigne à reculons du rouet, le chariot qui tord s’en approche. À mesure que la corde filée se tord par le mouvement du rouet, elle se raccourcit, et, en se raccourcissant, tire le chariot vers le rouet. Horace nous fait donc entendre que l’argent, ainsi que la filasse, doit faire la fonction du chariot, et non celle du cordier ; suivre la corde torse, et non la filer ; rendre notre vie plus ferme, plus vigoureuse, mais non la diriger. Le choix et l’ordre des mots employés par le poëte indiquent l’emprunt métaphorique d’une manœuvre que le poëte avait sous les yeux, et dont son goût exquis a sauvé la bassesse[1].

  1. On presserait jusqu’à la dernière goutte tous les commentaires et les commentateurs passés et présents, qu’on n’en tirerait pas de quoi composer, sur quelque passage que ce soit, une explication aussi naturelle, aussi ingénieuse, aussi vraie, et d’un goût aussi délicat, aussi exquis. Ces deux vers m’avaient toujours arrêté ; et le sens que j’y trouvais ne me satisfaisait nullement. Les interprètes et les traducteurs d’Horace n’ont pas même soupçonné la difficulté de ce passage : et leurs notes le prouvent assez. Il fallait, pour l’entendre, avoir la sagacité de Diderot ; et surtout connaître comme lui la manœuvre des différents arts mécaniques, particulièrement de celui auquel le poëte fait ici allusion : et j’avoue, à ma honte, que la plupart de ces arts, dont je sens d’ailleurs toute l’importance et toute l’utilité, n’ont jamais été l’objet de mes études. Je suis bien ignorant sur ce point ; mais il n’est plus temps aujourd’hui de réparer à cet égard le vice de mon éducation, et je crois aussi celui de beaucoup d’autres. Ces différentes connaissances, dont on a si souvent occasion de faire usage dans le cours de sa vie, ne sont pas du genre de celles qu’on peut acquérir par la méditation, par des études faites à l’ombre et dans le silence du cabinet. Ici il faut agir, se déplacer ; il faut visiter toutes les sortes d’ateliers ; faire, comme Diderot, travailler devant soi les artistes ; travailler soi-même sous leurs yeux ; les interroger ; et, ce qui est encore plus difficile, savoir entendre leurs réponses souvent obscures, parce qu’ils ne veulent pas se rendre plus clairs ; et quelquefois aussi parce qu’ils n’en ont pas le talent. (N.)