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deux scènes ; à la troisième, il jette le livre en disant : « Qu’est-ce que cela prouve ?… » C’est le jugement et le mot d’un homme accoutumé dès ses jeunes ans à écrire à chaque bout de page : « Ce qu’il fallait démontrer. »

On se rend ridicule ; mais on n’est ni ignorant, ni sot, moins encore méchant, pour ne voir jamais que la pointe de son clocher.

Me voilà tourmenté d’un vomissement périodique ; je verse des flots d’une eau caustique et limpide. Je m’effraye ; j’appelle Thierry. Le docteur regarde, en souriant, le fluide que j’avais rendu par la bouche, et qui remplissait toute une cuvette. « Eh bien ! docteur, qu’est-ce qu’il y a ?

— Vous êtes trop heureux ; vous nous avez restitué la pituite vitrée des Anciens que nous avions perdue… »

Je souris à mon tour, et n’en estimai ni plus ni moins le docteur Thierry.

Il y a tant et tant de mots de métier, que je fatiguerais à périr un homme plus patient que vous, si je voulais vous raconter ceux qui se présentent à ma mémoire en vous écrivant. Lorsqu’un monarque, qui commande lui-même ses armées, dit à des officiers qui avaient abandonné une attaque où ils auraient tous perdu la vie sans aucun avantage : « Est-ce que vous êtes faits pour autre chose que pour mourir ?… » il dit un mot de métier.

Lorsque des grenadiers sollicitent auprès de leur général la grâce d’un de leurs braves camarades surpris en maraude, et lui disent : « Notre général, remettez-le entre nos mains. Vous le voulez faire mourir, nous savons punir plus sévèrement un grenadier : il n’assistera point à la première bataille que vous gagnerez…, » ils ont l’éloquence de leur métier. Éloquence sublime ! Malheur à l’homme de bronze qu’elle ne fléchit pas ! Dites-moi, mon ami, eussiez-vous fait pendre ce soldat si bien défendu par ses camarades ? Non. Ni moi non plus.

« Sire, et la bombe !

— Qu’a de commun la bombe avec ce que je vous dicte ?… »

« Le boulet a emporté la timbale ; mais le riz n’y était pas… » C’est un roi[1] qui a dit le premier de ces mots ; c’est un soldat qui a dit le second ; mais ils sont l’un et l’autre d’une âme ferme ; ils n’appartiennent point à l’état.

  1. Charles XII, roi de Suède. (Br.)