Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/235

Cette page a été validée par deux contributeurs.

fait la peinture la plus magnifique de l’enthousiasme, de la chaleur, du feu dont les Bacbuciens ou Périgourdins étaient et furent encore saisis de nos jours, lorsque sur la fin du repas, les coudes appuyés sur la table, la dive Bacbuc ou la gourde sacrée leur apparaissait, était déposée au milieu d’eux, sifflait, jetait sa coiffe loin d’elle, et couvrait ses adorateurs de son écume prophétique. Son manuscrit est décoré de deux portraits, au bas desquels on lit : Anacréon et Rabelais, l’un parmi les anciens, l’autre parmi les modernes, souverains pontifes de la gourde.

Et Jacques s’est servi du terme engastrimute ?… Pourquoi pas, lecteur ? Le capitaine de Jacques était Bacbucien ; il a pu connaître cette expression, et Jacques, qui recueillait tout ce qu’il disait, se la rappeler ; mais la vérité, c’est que l’Engastrimute est de moi, et qu’on lit sur le texte original : Ventriloque.

Tout cela est fort beau, ajoutez-vous ; mais les amours de Jacques ? — Les amours de Jacques, il y a que Jacques qui les sache ; et le voilà tourmenté d’un mal de gorge qui réduit son maître à sa montre et à sa tabatière ; indigence qui l’afflige autant que vous. — Qu’allons-nous donc devenir ? — Ma foi, je n’en sais rien. Ce serait bien ici le cas d’interroger la dive Bacbuc ou la gourde sacrée ; mais son culte tombe, ses temples sont déserts. Ainsi qu’à la naissance de notre divin Sauveur, les oracles du paganisme cessèrent ; à la mort de Gallet[1], les oracles de Bacbuc furent muets ; aussi plus de grands poèmes, plus de ces morceaux d’une éloquence sublime ; plus de ces productions

  1. Gallet, épicier à la pointe Saint-Eustache, devenu chansonnier célèbre, mourut en 1757 au Temple, lieu de franchise pour les débiteurs insolvables. Comme il y recevait chaque jour des mémoires de ses créanciers : « Me voilà, disait-il, au Temple des Mémoires. » Sa misère n’altéra ni ses goûts ni sa gaieté ; il buvait cinq à six bouteilles de vin par jour, mais ce régime finit par le rendre hydropique. On lui fit plusieurs fois la ponction, et il rendit 92 pintes d’eau, ce qui lui fit dire au vicaire du Temple qui venait lui administrer l’extrême-onction : « Ah ! monsieur l’abbé, vous venez me graisser les bottes ; cela est inutile, car je m’en vais par eau. » À sa mort, Panard, son ami, son compagnon de promenade, de spectacle et de cabaret, rencontrant Marmontel, s’écria en pleurant : « Je l’ai perdu, je ne chanterai plus, je ne boirai plus avec lui ! il est mort… Je suis seul au monde… Vous savez qu’il est mort au temple ? Je suis allé pleurer et gémir sur sa tombe. Quelle tombe ! Ah ! monsieur ! ils me l’ont mis sous une gouttière, lui qui depuis l’âge de raison n’avait pas bu un verre d’eau. » (Br.)