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vous, ma bonne, il n’y a ni de votre faute, ni de la faute de M. le docteur, ni de la mienne, ni de celle de mon maître : c’est qu’il était écrit là-haut qu’aujourd’hui, sur ce chemin, à l’heure qu’il est, M. le docteur serait un bavard, que mon maître et moi nous serions deux bourrus, que vous auriez une contusion à la tête et qu’on vous verrait le cul… »

Que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes mains, s’il me prenait en fantaisie de vous désespérer ! Je donnerais de l’importance à cette femme ; j’en ferais la nièce d’un curé du village voisin ; j’ameuterais les paysans de ce village ; je me préparerais des combats et des amours ; car enfin cette paysanne était belle sous le linge. Jacques et son maître s’en étaient aperçus ; l’amour n’a pas toujours attendu une occasion aussi séduisante. Pourquoi Jacques ne deviendrait-il pas amoureux une seconde fois ? pourquoi ne serait-il pas une seconde fois le rival et même le rival préféré de son maître ? — Est-ce que le cas lui était déjà arrivé ? — Toujours des questions ! Vous ne voulez donc pas que Jacques continue le récit de ses amours ? Une bonne fois pour toutes, expliquez-vous ; cela vous fera-t-il, cela ne vous fera-t-il pas plaisir ? Si cela vous fera plaisir, remettons la paysanne en croupe derrière son conducteur, laissons-les aller et revenons à nos deux voyageurs. Cette fois-ci ce fut Jacques qui prit la parole et qui dit à son maître :

Voilà le train du monde ; vous qui n’avez été blessé de votre vie et qui ne savez ce que c’est qu’un coup de feu au genou, vous me soutenez, à moi qui ai eu le genou fracassé et qui boite depuis vingt ans…

Le maître.

Tu pourrais avoir raison. Mais ce chirurgien impertinent est cause que te voilà encore sur une charrette avec tes camarades, loin de l’hôpital, loin de ta guérison et loin de devenir amoureux.

Jacques.

Quoi qu’il vous plaise d’en penser, la douleur de mon genou était excessive ; elle s’accroissait encore par la dureté de la voiture, par l’inégalité des chemins, et à chaque cahot je poussais un cri aigu.

Le maître.

Parce qu’il était écrit là-haut que tu crierais ?