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Le maître.

Ce que tu dis là sont autant de vérités éternelles, mais sur lesquelles on ne saurait trop insister. Quel que soit le récit que tu m’as promis après celui-ci, sois sûr qu’il ne sera vide d’instruction que pour un sot ; et continue.


Lecteur, il me vient un scrupule, c’est d’avoir fait honneur à Jacques ou à son maître de quelques réflexions qui vous appartiennent de droit ; si cela est, vous pouvez les reprendre sans qu’ils s’en formalisent. J’ai cru m’apercevoir que le mot Bigre vous déplaisait. Je voudrais bien savoir pourquoi. C’est le vrai nom de famille de mon charron ; les extraits baptistaires, extraits mortuaires, contrats de mariage en sont signés Bigre. Les descendants de Bigre, qui occupent aujourd’hui la boutique, s’appellent Bigre. Quand leurs enfants, qui sont jolis, passent dans la rue, on dit : « Voilà les petits Bigres. » Quand vous prononcez le nom de Boule[1], vous vous rappelez le plus grand ébéniste que vous ayez eu. On ne prononce point encore dans la contrée de Bigre, le nom de Bigre sans se rappeler le plus grand charron dont on ait mémoire. Le Bigre, dont on lit le nom à la fin de tous les livres d’offices pieux du commencement de ce siècle, fut un de ses parents. Si jamais un arrière-neveu de Bigre se signale par quelque grande action, le nom personnel de Bigre ne sera pas moins imposant pour vous que celui de César ou de Condé. C’est qu’il y a Bigre et Bigre, comme Guillaume et Guillaume. Si je dis Guillaume tout court, ce ne sera ni le conquérant de la Grande-Bretagne, ni le marchand de drap de l’Avocat Patelin ; le nom de Guillaume tout court ne sera ni héroïque ni bourgeois : ainsi de Bigre. Bigre tout court n’est ni le fameux charron ni quelqu’un de ses plats ancêtres ou de ses plats descendants. En bonne foi, un nom personnel peut-il être de bon ou de mauvais goût ? Les rues sont pleines de mâtins qui s’appellent Pompée. Défaites-vous donc de votre fausse délicatesse, ou j’en userai avec vous comme milord Chatham[2] avec les membres du parlement ; il leur dit : « Sucre, Sucre, Sucre ;

  1. Boule (André-Charles), né en 1642, mort à Paris en 1732, est le sujet d’une très-intéressante notice de M. Ch. Asselineau, Paris, Rouquette, 1871, in-8o.
  2. Pitt (William), comte de Chatham, né en 1708, mort le 11 mai 1778, fut le père de William Pitt, ministre de George III. (Br.)