Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/211

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Jacques.

J’eus donc un parrain et une marraine. Maître Bigre, le plus fameux charron du village, avait un fils. Bigre le père fut mon parrain, et Bigre le fils était mon ami. À l’âge de dix-huit à dix-neuf ans nous nous amourachâmes tous les deux à la fois d’une petite couturière appelée Justine. Elle ne passait pas pour autrement cruelle ; mais elle jugea à propos de se signaler par un premier dédain, et son choix tomba sur moi.

Le maître.

Voilà une de ces bizarreries des femmes auxquelles on ne comprend rien.

Jacques.

Tout le logement du charron maître Bigre, mon parrain, consistait en une boutique et une soupente. Son lit était au fond de la boutique. Bigre le fils, mon ami, couchait sur la soupente, à laquelle on grimpait par une petite échelle, placée à peu près à égale distance du lit de son père et de la porte de la boutique.

Lorsque Bigre mon parrain était bien endormi, Bigre mon ami ouvrait doucement la porte, et Justine montait à la soupente par une petite échelle. Le lendemain, dès la pointe du jour, avant que Bigre le père fût éveillé, Bigre le fils descendait de la soupente, rouvrait la porte, et Justine s’évadait comme elle était entrée.

Le maître.

Pour aller ensuite visiter quelque soupente, la sienne ou une autre.

Jacques.

Pourquoi non ? Le commerce de Bigre et de Justine était assez doux ; mais il fallait qu’il fût troublé : cela était écrit là-haut ; il le fut donc.

Le maître.

Par le père ?

Jacques.

Non.

Le maître.

Par la mère ?

Jacques.

Non, elle était morte.