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preinte. Il était tard ; la pendule avertit les maîtres et les valets qu’il était l’heure de se reposer, et ils suivirent son avis.

Jacques, en déshabillant son maître, lui dit : Monsieur, aimez-vous les tableaux ?

Le maître.

Oui, mais en récit ; car en couleur et sur la toile, quoique j’en juge aussi décidément qu’un amateur, je t’avouerai que je n’y entends rien du tout ; que je serais bien embarrassé de distinguer une école d’une autre ; qu’on me donnerait un Boucher pour un Rubens ou pour un Raphaël ; que je prendrais une mauvaise copie pour un sublime original ; que j’apprécierais mille écus une croûte de six francs ; et six francs un morceau de mille écus ; et que je ne me suis jamais pourvu qu’au pont Notre-Dame, chez un certain Tremblin, qui était de mon temps la ressource de la misère ou du libertinage, et la ruine du talent des jeunes élèves de Vanloo.

Jacques.

Et comment cela ?

Le maître.

Qu’est-ce que cela te fait ? Raconte-moi ton tableau, et sois bref, car je tombe de sommeil.

Jacques.

Placez-vous devant la fontaine des Innocents ou proche la porte Saint-Denis ; ce sont deux accessoires qui enrichiront la composition.

Le maître.

M’y voilà.

Jacques.

Voyez au milieu de la rue un fiacre, la soupente cassée, et renversé sur le côté.

Le maître.

Je le vois.

Jacques.

Un moine et deux filles en sont sortis. Le moine s’enfuit à toutes jambes. Le cocher se hâte de descendre de son siège. Un caniche du fiacre s’est mis à la poursuite du moine, et l’a saisi par sa jaquette ; le moine fait tous ses efforts pour se débarrasser du chien. Une des filles, débraillée, la gorge découverte, se tient les côtés à force de rire. L’autre fille, qui s’est