Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/168

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de son mari où il lui avait apparemment enjoint de venir. Dès la porte, elle se jeta à genoux. « Levez-vous », lui dit le marquis…

Au lieu de se lever, elle s’avança vers lui sur ses genoux ; elle tremblait de tous ses membres : elle était échevelée ; elle avait le corps un peu penché, les bras portés de son côté, la tête relevée, le regard attaché sur ses yeux, et le visage inondé de pleurs. « Il me semble », lui dit-elle, un sanglot séparant chacun de ses mots, « que votre cœur justement irrité s’est radouci, et que peut-être avec le temps j’obtiendrai miséricorde. Monsieur, de grâce, ne vous hâtez pas de me pardonner. Tant de filles honnêtes sont devenues de malhonnêtes femmes, que peut-être serai-je un exemple contraire. Je ne suis pas encore digne que vous vous rapprochiez de moi ; attendez, laissez-moi seulement l’espoir du pardon. Tenez-moi loin de vous ; vous verrez ma conduite ; vous la jugerez : trop heureuse mille fois, trop heureuse si vous daignez quelquefois m’appeler ! Marquez-moi le recoin obscur de votre maison où vous permettez que j’habite ; j’y resterai sans murmure. Ah ! si je pouvais m’arracher le nom et le titre qu’on m’a fait usurper, et mourir après, à l’instant vous seriez satisfait ! Je me suis laissé conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme ; mais ne croyez pas, monsieur, que je sois méchante : je ne le suis pas, puisque je n’ai pas balancé à paraître devant vous quand vous m’avez appelée, et que j’ose à présent lever les yeux sur vous et vous parler. Ah ! si vous pouviez lire au fond de mon cœur, et voir combien mes fautes passées sont loin de moi ; combien les mœurs de mes pareilles me sont étrangères ! La corruption s’est posée sur moi ; mais elle ne s’y est point attachée. Je me connais, et une justice que je me rends, c’est que par mes goûts, par mes sentiments, par mon caractère, j’étais née digne de l’honneur de vous appartenir. Ah ! s’il m’eût été libre de vous voir, il n’y avait qu’un mot à dire, et je crois que j’en aurais eu le courage. Monsieur, disposez de moi comme il vous plaira ; faites entrer vos gens : qu’ils me dépouillent, qu’ils me jettent la nuit dans la rue : je souscris à tout. Quel que soit le sort que vous me préparez, je m’y soumets : le fond d’une campagne, l’obscurité d’un cloître peut me dérober pour jamais à vos yeux : parlez, et j’y vais.