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plaignons les dévots ; les dévots nous plaignent : et à tout prendre, je penche à croire qu’ils ont raison.

— Mais, marquise, est-ce que vous seriez tentée de devenir dévote ?

— Pourquoi pas ?

— Prenez-y garde, je ne voudrais pas que notre rupture, si c’en est une, vous menât jusque-là.

— Et vous aimeriez mieux que je rouvrisse ma porte au petit comte ?

— Beaucoup mieux.

— Et vous me le conseilleriez ?

— Sans balancer… »

Mme de La Pommeraye dit au marquis ce qu’elle savait du nom, de la province, du premier état et du procès des deux dévotes, y mettant tout l’intérêt et tout le pathétique possible, puis elle ajouta : « Ce sont deux femmes d’un mérite rare, la fille surtout. Vous concevez qu’avec une figure comme la sienne on ne manque de rien ici quand on veut en faire ressource ; mais elles ont préféré une honnête modicité à une aisance honteuse ; ce qui leur reste est si mince, qu’en vérité je ne sais comment elles font pour subsister. Cela travaille nuit et jour. Supporter l’indigence quand on y est né, c’est ce qu’une multitude d’hommes savent faire ; mais passer de l’opulence au plus étroit nécessaire, s’en contenter, y trouver la félicité, c’est ce que je ne comprends pas. Voilà à quoi sert la religion. Nos philosophes auront beau dire, la religion est une bonne chose.

— Surtout pour les malheureux.

— Et qui est-ce qui ne l’est pas plus ou moins ?

— Je veux mourir si vous ne devenez dévote.

— Le grand malheur ! Cette vie est si peu de chose quand on la compare à une éternité à venir !

— Mais vous parlez déjà comme un missionnaire.

— Je parle comme une femme persuadée. Là, marquis, répondez-moi vrai ; toutes nos richesses ne seraient-elles pas de bien pauvres guenilles à nos yeux, si nous étions plus pénétrés de l’attente des biens et de la crainte des peines d’une autre vie ? Corrompre une jeune fille ou une femme attachée à son mari, avec la croyance qu’on peut mourir entre ses bras, et