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autant pour me résoudre… » Cela parut encore beaucoup plus dur, et il y eut des larmes répandues ; mais le père était un homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six années elle entra, elle fit profession. C’était une bonne religieuse, simple, pieuse, exacte à tous ses devoirs ; mais il arriva que les directeurs abusèrent de sa franchise, pour s’instruire au tribunal de la pénitence de ce qui se passait dans la maison. Nos supérieures s’en doutèrent ; elle fut enfermée ; privée des exercices de la religion ; elle en devint folle : et comment la tête résisterait-elle aux persécutions de cinquante personnes qui s’occupent depuis le commencement du jour jusqu’à la fin à vous tourmenter ? Auparavant on avait tendu à sa mère un piège, qui marque bien l’avarice des cloîtres. On inspira à la mère de cette recluse le désir d’entrer dans la maison et de visiter la cellule de sa fille. Elle s’adressa aux grands vicaires, qui lui accordèrent la permission qu’elle sollicitait. Elle entra ; elle courut à la cellule de son enfant ; mais quel fut son étonnement de n’y voir que les quatre murs tout nus ! On en avait tout enlevé. On se doutait bien que cette mère tendre et sensible ne laisserait pas sa fille dans cet état ; en effet, elle la remeubla, la remit en vêtements et en linge, et protesta bien aux religieuses que cette curiosité lui coûtait trop cher pour l’avoir une seconde fois ; et que trois ou quatre visites par an comme celle-là ruineraient ses frères et ses sœurs… C’est là que l’ambition et le luxe sacrifient une portion des familles pour faire à celle qui reste un sort plus avantageux ; c’est la sentine où l’on jette le rebut de la société. Combien de mères comme la mienne expient un crime secret par un autre !


M. Manouri publia un second mémoire qui fit un peu plus d’effet. On sollicita vivement ; j’offris encore à mes sœurs de leur laisser la possession entière et tranquille de la succession de mes parents. Il y eut un moment où mon procès prit le tour le plus favorable, et où j’espérai la liberté ; je n’en fus que plus cruellement trompée ; mon affaire fut plaidée à l’audience et perdue. Toute la communauté en était instruite, que je l’ignorais. C’était un mouvement, un tumulte, une joie, de petits entretiens secrets, des allées, des venues chez la supérieure, et des religieuses les unes chez les autres. J’étais toute tremblante ;