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rée, mais ne lui avait rien ôté de son caractère ; j’ai un son de voix qui touche ; on sent que mon expression est celle de la vérité. Ces qualités réunies firent une forte impression de pitié sur les jeunes acolytes de l’archidiacre ; pour lui, il ignorait ces sentiments ; juste, mais peu sensible, il était du nombre de ceux qui sont assez malheureusement nés pour pratiquer la vertu, sans en éprouver la douceur ; ils font le bien par esprit d’ordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son étole, et me la posant sur la tête, il me dit :

« Sœur Suzanne, croyez-vous en Dieu père, fils et Saint-Esprit ? »

Je répondis :

« J’y crois.

— Croyez-vous en notre mère sainte Église ?

— J’y crois.

— Renoncez-vous à Satan et à ses œuvres ? »

Au lieu de répondre, je fis un mouvement subit en avant, je poussai un grand cri, et le bout de son étole se sépara de ma tête. Il se troubla ; ses compagnons pâlirent ; entre les sœurs, les unes s’enfuirent, et les autres qui étaient dans leurs stalles, les quittèrent avec le plus grand tumulte. Il fit signe qu’on se rapaisât ; cependant il me regardait ; il s’attendait à quelque chose d’extraordinaire. Je le rassurai en lui disant :

« Monsieur, ce n’est rien ; c’est une de ces religieuses qui m’a piquée vivement avec quelque chose de pointu ; » et levant les yeux et les mains au ciel, j’ajoutai en versant un torrent de larmes :

« C’est qu’on m’a blessée au moment où vous me demandiez si je renonçais à Satan et à ses pompes, et je vois bien pourquoi… »

Toutes protestèrent par la bouche de la supérieure qu’on ne m’avait pas touchée.

L’archidiacre me remit le bas de son étole sur la tête ; les religieuses allaient se rapprocher ; mais il leur fit signe de s’éloigner, et il me redemanda si je renonçais à Satan et à ses œuvres ; et je lui répondis fermement :

« J’y renonce, j’y renonce. »

Il se fit apporter un christ et me le présenta à baiser ; et je le baisai sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du côté.