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LE
NEVEU DE RAMEAU


Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson. Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie ; j’abandonne mon esprit à tout son libertinage ; je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit, dans l’allée de Foi, nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées ce sont mes catins.

Si le temps est trop froid ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence. Là, je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu ; c’est chez Rey[1] que font assaut le Légal profond, Philidor le subtil, le solide Mayot ; qu’on voit les coups les plus surprenants et qu’on entend les plus mauvais propos ; car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur d’échecs comme Légal, on peut être aussi un grand joueur d’échecs et un sot comme Foubert et Mayot[2].

Une après-dînée j’étais là, regardant beaucoup, parlant peu et écoutant le moins que je pouvais, lorsque je fus abordé par

  1. Le propriétaire du café de la Régence. Les éditions françaises mettent seulement : « C’est . »
  2. De ces différentes gloires du jeu d’échecs, nous ne connaissons bien que Philidor, qui est classique. Il débuta fort jeune. Voici, à son sujet, un fait peu connu rapporté par le chevalier de Jaucourt à l’article Échecs de l’Encyclopédie : « Nous avons eu à Paris un jeune homme de l’âge de dix-huit ans, qui jouait à la fois deux