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Nous n’avons vu, dans ce prétendu original, qu’une traduction faite sur l’allemand de Goethe, par un écrivain qui ne connaît pas les premières règles de notre langue, et défigurée d’un bout à l’autre par les fautes de style les plus choquantes.

Aurait-il échappé à Diderot des phrases semblables à celles que nous allons transcrire, et qu’on ne peut lire sans être blessé de leur incorrection ?

« Je voulais vous faire une question, mais j’ai craint qu’elle ne soit indiscrète. »

« Je crois bien qu’ils le pensent, mais je ne crois pas qu’ils osassent l’avouer. »

« Les gens de génie sont détestables. » On dit des gens d’esprit et des hommes de génie. Diderot, qui était l’un et l’autre, le savait bien.

« Il commençait à entrer en passion. »

« J’aimerais autant musiquer les Pensées de Pascal ou les Maximes de La Rochefoucauld. »

Il est à croire que Diderot n’eût pas employé cette mauvaise expression pour dire : « J’aimerais autant mettre en musique les Pensées, etc. »

« Le moyen de penser fortement en fréquentant avec des gens qui… »

« Rien ne dissemble plus de lui que lui-même, etc. »

C’est en ouvrant le livre au hasard que nous y trouvons ces locutions vicieuses ; mais chaque page en offre de pareilles, et nous en pourrions citer des milliers. Assurément, il n’est aucun lecteur instruit qui veuille être dupe et qui s’avisât d’attribuer un ouvrage si mal écrit à un auteur tel que Diderot. Ce style dissemble trop du sien. Pour se laisser tromper, il faudrait avoir fréquenté avec des gens de génie tels que M. Brière.

Que prouve la copie, de main inconnue, qu’il dit exister chez Mme de Vaudreuil (sic), fille unique de Diderot ? Un ami ne peut-il pas lui avoir fait hommage de la version, soi-disant française, d’un ouvrage de son père, qui n’existe plus que dans la traduction allemande ? Cette supposition est plus admissible que celle de la métamorphose de Diderot en écrivain plat et barbare.

Si (comme nous nous plaisons à le croire) M. Brière est lui-même dans l’erreur, et croit de bonne foi avoir publié un manuscrit de Diderot, qu’il consulte des littérateurs plus en état que lui d’en juger ; ils le convaincront que ce prétendu original n’est qu’une mauvaise traduction ; qu’il en convienne alors ; il doit cet aveu au public. Il doit, de plus, des excuses au grand écrivain dont il a compromis la gloire, en attachant son nom à une production indigne de lui. À cet égard, il est impossible de faire illusion au public ; il faudrait, pour y réussir, prendre avec un nom célèbre le talent qui l’a consacré.

Nous avons l’honneur d’être, etc.

Le Vicomte de Saur,
Maître des requêtes.


Cette amusante série de bévues et de quiproquos d’un homme qui croit à sa traduction eut le don d’exaspérer l’adversaire et de le pousser à la démarche décisive dont nous avons déjà dit le résultat. En attendant la réponse de Goethe, il écrivit cependant cette dernière lettre, qui parut dans le Corsaire du 10 août :


Monsieur le rédacteur,

Vous avez inséré, dans votre journal du 3 de ce mois, une lettre dans laquelle M. Saur (sic) et le complaisant M. de Saint-Geniès ont attaqué, pour la seconde fois, l’ouvrage posthume de Diderot intitulé : Neveu de Rameau.