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— Tant qu’il vous plaira.

— Mes sœurs savent-elles ce que vous m’avez appris ?

— Non, mademoiselle.

— Comment ont-elles donc pu se résoudre à dépouiller leur sœur ? car c’est ce qu’elles me croient.

— Ah ! mademoiselle, l’intérêt ! l’intérêt ! elles n’auraient point obtenu les partis considérables qu’elles ont trouvés. Chacun songe à soi dans ce monde ; et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez à perdre vos parents ; soyez sûre qu’on vous disputera, jusqu’à une obole, la petite portion que vous aurez à partager avec elles. Elles ont beaucoup d’enfants ; ce prétexte sera trop honnête pour vous réduire à la mendicité. Et puis elles ne peuvent plus rien ; ce sont les maris qui font tout : si elles avaient quelques sentiments de commisération, les secours qu’elles vous donneraient à l’insu de leurs maris deviendraient une source de divisions domestiques. Je ne vois que de ces choses-là, ou des enfants abandonnés, ou des enfants même légitimes, secourus aux dépens de la paix domestique. Et puis, mademoiselle, le pain qu’on reçoit est bien dur. Si vous m’en croyez, vous vous réconcilierez avec vos parents ; vous ferez ce que votre mère doit attendre de vous ; vous entrerez en religion ; on vous fera une petite pension avec laquelle vous passerez des jours, sinon heureux, du moins supportables. Au reste, je ne vous célerai pas que l’abandon apparent de votre mère, son opiniâtreté à vous renfermer, et quelques autres circonstances qui ne me reviennent plus, mais que j’ai sues dans le temps, ont produit exactement sur votre père le même effet que sur vous : votre naissance lui était suspecte ; elle ne le lui est plus ; et sans être dans la confidence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant, que par la loi qui les attribue à celui qui porte le titre d’époux. Allez, mademoiselle, vous êtes bonne et sage ; pensez à ce que vous venez d’apprendre. »

Je me levai, je me mis à pleurer. Je vis qu’il était lui-même attendri ; il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit. Je repris la domestique qui m’avait accompagnée ; nous remontâmes en voiture, et nous rentrâmes à la maison.

Il était tard. Je rêvai une partie de la nuit à ce qu’on venait de me révéler ; j’y rêvai encore le lendemain. Je n’avais point