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d’elle ; on la pressa, on la supplia, on la conjura. L’ami qui avait entraîné Desroches entrait et sortait, l’instruisant de ce qui se passait. Mme de La Carlière resta ferme dans une résolution dont elle ne s’était point encore expliquée. Elle ne répondait que le même mot à tout ce qu’on lui représentait. Elle disait aux femmes : « Mesdames, je ne blâme point votre indulgence. » Aux hommes : « Messieurs, cela ne se peut ; la confiance est perdue, et il n’y a point de ressource. » On ramena le mari. Il était plus mort que vif. Il tomba plutôt qu’il ne se jeta aux pieds de sa femme ; il y restait sans parler. Mme de La Carlière lui dit : « Monsieur, relevez-vous. » Il se releva, et elle ajouta : « Vous êtes un mauvais époux. Êtes-vous, n’êtes-vous pas un galant homme, c’est ce que je vais savoir. Je ne puis ni vous aimer ni vous estimer ; c’est vous déclarer que nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Je vous abandonne ma fortune. Je n’en réclame qu’une partie suffisante pour ma subsistance étroite et celle de mon enfant. Ma mère est prévenue. J’ai un logement préparé chez elle ; et vous permettrez que je l’aille occuper sur-le-champ. La seule grâce que je demande et que je suis en droit d’obtenir, c’est de m’épargner un éclat qui ne changerait pas mes desseins, et dont le seul effet serait d’accélérer la cruelle sentence que vous avez prononcée contre moi. Souffrez que j’emporte mon enfant, et que j’attende à côté de ma mère qu’elle me ferme les yeux ou que je ferme les siens. Si vous avez de la peine, soyez sûr que ma douleur et le grand âge de ma mère la finiront bientôt. »

Cependant les pleurs coulaient de tous les yeux ; les femmes lui tenaient les mains ; les hommes s’étaient prosternés. Mais ce fut lorsque Mme de La Carlière s’avança vers la porte, tenant son enfant entre ses bras, qu’on entendit des sanglots et des cris. Le mari criait : « Ma femme ! ma femme ! écoutez-moi ; vous ne savez pas. » Les hommes criaient, les femmes criaient : « Madame Desroches ! madame ! » Le mari criait : « Mes amis, la laisserez-vous aller ? Arrêtez-la, arrêtez-la donc ; qu’elle m’entende, que je lui parle. » Comme on le pressait de se jeter au-devant d’elle : « Non, disait-il, je ne saurais, je n’oserais : moi, porter une main sur elle ! la toucher ! je n’en suis pas digne. »