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par de mauvaises mœurs, ou de se trouver un jour souillé du sang de l’innocent.

— C’est qu’on ignore ces choses-là.

— C’est qu’il faut se taire, quand on ignore.

— Mais pour se taire, il faut se méfier.

— Et quel inconvénient à se méfier ?

— De refuser de la croyance à vingt personnes qu’on estime, en faveur d’un homme qu’on ne connaît pas.

— Hé, monsieur, je ne vous demande pas tant de garants, quand il s’agit d’assurer le bien !

— Mais le mal ?…

— Laissons cela ; vous m’écartez de mon récit, et me donnez de l’humeur. Cependant il fallait être quelque chose. Il acheta une compagnie.

— C’est-à-dire qu’il laissa le métier de condamner ses semblables, pour celui de les tuer sans aucune forme de procès.

— Je n’entends pas comment on plaisante en pareil cas.

— Que voulez-vous ? vous êtes triste, et je suis gai.

— C’est la suite de son histoire qu’il faut savoir, pour apprécier la valeur du caquet public.

— Je la saurais, si vous vouliez.

— Cela sera long.

— Tant mieux.

— Desroches fait la campagne de 1745, et se montre bien. Échappé aux dangers de la guerre, à deux cent mille coups de fusil, il vient se faire casser la jambe par un cheval ombrageux, à douze ou quinze lieues d’une maison de campagne, où il s’était proposé de passer son quartier d’hiver ; et Dieu sait comment cet accident fut arrangé par nos agréables.

— C’est qu’il y a certains personnages dont on s’est fait une habitude de rire, et qu’on ne plaint de rien.

— Un homme qui a la jambe fracassée, cela est en effet très-plaisant ! Hé bien ! messieurs les rieurs impertinents, riez bien ; mais sachez qu’il eût peut-être mieux valu pour Desroches d’avoir été emporté par un boulet de canon, ou d’être resté sur le champ de bataille, le ventre crevé d’un coup de baïonnette. Cet accident lui arriva dans un méchant petit village, où il n’y avait d’asile supportable que le presbytère ou le château. On le transporta au