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fatigue ! je l’excède ! je l’ennuie ! il me hait ! il m’abandonne ! il me laisse ! il me laisse ! » À ce mot répété succéda un silence profond ; et à ce silence, des éclats d’un rire convulsif plus effrayants mille fois que les accents du désespoir ou le râle de l’agonie. Ce furent ensuite des pleurs, des cris, des mots inarticulés, des regards tournés vers le ciel, des lèvres tremblantes, un torrent de douleurs qu’il fallait abandonner à son cours ; ce que je fis : et je ne commençai à m’adresser à sa raison, que quand je vis son âme brisée et stupide. Alors je repris : « Il vous hait, il vous laisse ! et qui est-ce qui vous l’a dit ? — Lui. — Allons, mademoiselle, un peu d’espérance et de courage. Ce n’est pas un monstre… — Vous ne le connaissez pas ; vous le connaîtrez. C’est un monstre comme il n’y en a point, comme il n’y en eut jamais. — Je ne saurais le croire. — Vous le verrez. — Est-ce qu’il aime ailleurs ? — Non. — Ne lui avez-vous donné aucun soupçon, aucun mécontentement ? — Aucun, aucun. — Qu’est-ce donc ? — Mon inutilité. Je n’ai plus rien. Je ne suis plus bonne à rien. Son ambition ; il a toujours été ambitieux. La perte de ma santé, celle de mes charmes : j’ai tant souffert et tant fatigué ; l’ennui, le dégoût. — On cesse d’être amants, mais on reste amis. — Je suis devenue un objet insupportable ; ma présence lui pèse, ma vue l’afflige et le blesse. Si vous saviez ce qu’il m’a dit ! Oui, monsieur, il m’a dit que s’il était condamné à passer vingt-quatre heures avec moi, il se jetterait par les fenêtres. — Mais cette aversion n’est pas l’ouvrage d’un moment. — Que sais-je ? Il est naturellement si dédaigneux ! si indifférent ! si froid ! Il est si difficile de lire au fond de ces âmes ! et l’on a tant de répugnance à lire son arrêt de mort ! Il me l’a prononcé, et avec quelle dureté ! — Je n’y conçois rien. — J’ai une grâce à vous demander, et c’est pour cela que je suis venue : me l’accorderez-vous ? — Quelle qu’elle soit. — Écoutez. Il vous respecte ; vous savez tout ce qu’il me doit. Peut-être rougira-t-il de se montrer à vous tel qu’il est. Non, je ne crois pas qu’il en ait le front ni la force. Je ne suis qu’une femme, et vous êtes un homme. Un homme tendre, honnête et juste en impose. Vous lui en imposerez. Donnez-moi le bras, et ne refusez pas de m’accompagner chez lui. Je veux lui parler devant vous. Qui sait ce que ma douleur et votre présence pourront faire sur lui ?