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créature unique ! tu n’es plus ! Il y a près de vingt ans que tu n’es plus ; et mon cœur se serre encore à ton souvenir.

— Vous l’avez aimée ?

— Non. Ô La Chaux ! ô Gardeil ! Vous fûtes l’un et l’autre deux prodiges ; vous, de la tendresse de la femme ; vous, de l’ingratitude de l’homme. Mlle  de La Chaux était d’une famille honnête. Elle quitta ses parents pour se jeter entre les bras de Gardeil. Gardeil n’avait rien, Mlle  de La Chaux jouissait de quelque bien ; et ce bien fut entièrement sacrifié aux besoins et aux fantaisies de Gardeil. Elle ne regretta ni sa fortune dissipée, ni son honneur flétri. Son amant lui tenait lieu de tout.

— Ce Gardeil était donc bien séduisant, bien aimable ?

— Point du tout. Un petit homme bourru, taciturne et caustique ; le visage sec, le teint basané ; en tout, une figure mince et chétive ; laid, si un homme peut l’être avec la physionomie de l’esprit.

— Et voilà ce qui avait renversé la tête à une fille charmante ?

— Et cela vous surprend ?

— Toujours.

— Vous ?

— Moi.

— Mais vous ne vous rappelez donc plus votre aventure avec la Deschamps et le profond désespoir où vous tombâtes lorsque cette créature vous ferma sa porte ?

— Laissons cela ; continuez.

— Je vous disais : « Elle est donc bien belle ? » Et vous me répondiez tristement : « Non. — Elle a donc bien de l’esprit ? — C’est une sotte. — Ce sont donc ses talents qui vous entraînent ? — Elle n’en a qu’un. — Et ce rare, ce sublime, ce merveilleux talent ? — C’est de me rendre plus heureux entre ses bras que je ne le fus jamais entre les bras d’aucune autre femme. » Mais Mlle  de La Chaux, l’honnête, la sensible Mlle  de La Chaux se promettait secrètement, d’instinct, à son insu, le bonheur que vous connaissiez, et qui vous faisait dire de la Deschamps : « Si cette malheureuse, si cette infâme s’obstine à me chasser de chez elle, je prends un pistolet, et je me brise la cervelle dans son antichambre. » L’avez-vous dit, ou non ?

— Je l’ai dit ; et même à présent, je ne sais pourquoi je ne l’ai pas fait.