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sur Tanié, à qui il avait confié la conduite de plusieurs affaires importantes pendant son séjour au Cap, et qui s’en était toujours acquitté à la satisfaction du ministre. Tanié fut désolé de cette marque de distinction. Il était si content, si heureux à côté de sa belle amie ! Il aimait ; il était ou il se croyait aimé.

— C’est bien dit.

— Qu’est-ce que l’or pouvait ajouter à son bonheur ? Rien. Cependant le ministre insistait. Il fallait se déterminer, il fallait s’ouvrir à Mme Reymer. J’arrivai chez lui précisément sur la fin de cette scène fâcheuse. Le pauvre Tanié fondait en larmes. « Qu’avez-vous donc, lui dis-je, mon ami ? » Il me dit en sanglotant : « C’est cette femme ! » Mme Reymer travaillait tranquillement à un métier de tapisserie. Tanié se leva brusquement et sortit. Je restai seul avec son amie, qui ne me laissa pas ignorer ce qu’elle qualifiait de la déraison de Tanié. Elle m’exagéra la modicité de son état ; elle mit à son plaidoyer tout l’art dont un esprit délié sait pallier les sophismes de l’ambition. « De quoi s’agit-il ? D’une absence de deux ou trois ans au plus. — C’est bien du temps pour un homme que vous aimez et qui vous aime autant que lui. — Lui, il m’aime ? S’il m’aimait, balancerait-il à me satisfaire ? — Mais, madame, que ne le suivez-vous ? — Moi ! je ne vais point là ; et tout extravagant qu’il est, il ne s’est point avisé de me le proposer. Doute-t-il de moi ? — Je n’en crois rien. — Après l’avoir attendu pendant douze ans, il peut bien s’en reposer deux ou trois sur ma bonne foi. Monsieur, c’est que c’est une de ces occasions singulières qui ne se présentent qu’une fois dans la vie ; et je ne veux pas qu’il ait un jour à se repentir et à me reprocher peut-être de l’avoir manquée. — Tanié ne regrettera rien, tant qu’il aura le bonheur de vous plaire. — Cela est fort honnête ; mais soyez sûr qu’il sera très-content d’être riche quand je serai vieille. Le travers des femmes est de ne jamais penser à l’avenir ; ce n’est pas le mien… » Le ministre était à Paris. De la rue Sainte-Marguerite à son hôtel, il n’y avait qu’un pas. Tanié y était allé, et s’était engagé. Il rentra l’œil sec, mais l’âme serrée. « Madame, lui dit-il, j’ai vu M. de Maurepas ; il a ma parole. Je m’en irai, je m’en irai ; et vous serez satisfaite. — Ah ! mon ami !… » Mme Reymer écarte son métier, s’élance vers Tanié, jette ses bras autour de son cou, l’accable de caresses et de pro-