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mauvais chanoine ; ce sont des états si indifférents. » Mon père haussa les épaules, et se retira pour quelques devoirs pieux qui lui restaient à remplir. Le prieur dit : « J’ai un peu scandalisé le papa.

MON FRÈRE.

Cela se pourrait.

Puis, tirant un livre de sa poche : « Il faut, ajouta-t-il, que je vous lise quelques pages d’une description de la Sicile par le père Labat.

MOI.

Je les connais. C’est l’histoire du calzolaio[1] de Messine.

MON FRÈRE.

Précisément.

LE PRIEUR.

Et ce calzolaio, que faisait-il ?

MON FRÈRE.

L’historien raconte que, né vertueux, ami de l’ordre et de la justice, il avait beaucoup à souffrir dans un pays où les lois n’étaient pas seulement sans vigueur, mais sans exercice. Chaque jour était marqué par quelque crime. Des assassins connus marchaient tête levée, et bravaient l’indignation publique. Des parents se désolaient sur leurs filles séduites et jetées du déshonneur dans la misère, par la cruauté des ravisseurs. Le monopole enlevait à l’homme laborieux sa subsistance et celle de ses enfants ; des concussions de toute espèce arrachaient des larmes amères aux citoyens opprimés. Les coupables échappaient au châtiment, ou par leur crédit, ou par leur argent, ou par le subterfuge des formes. Le calzolaio voyait tout cela ; il en avait le cœur percé ; et il rêvait sans cesse sur sa selle aux moyens d’arrêter ces désordres.

LE PRIEUR.

Que pouvait un pauvre diable comme lui ?

MON FRÈRE.

Vous allez le savoir. Un jour, il établit une cour de justice dans sa boutique.

LE PRIEUR.

Comment cela ?

  1. Cordonnier.