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LE DOCTEUR BISSEI.

Chansons ! Adieu, philosophe.

MOI.

Docteur, encore un moment. Galien, qui vivait sous Marc-Aurèle, et qui, certes, n’était pas un homme ordinaire, bien qu’il crût aux songes, aux amulettes et aux maléfices, dit de ses préceptes sur les moyens de conserver les nouveau-nés : « C’est aux Grecs, aux Romains, à tous ceux qui marchent sur leurs pas dans la carrière des sciences, que je les adresse. Pour les Germains et le reste des barbares, ils n’en sont pas plus dignes que les ours, les sangliers, les lions, et les autres bêtes féroces. »

LE DOCTEUR BISSEI.

Je savais cela. Vous avez tort tous les deux ; Galien, d’avoir proféré sa sentence absurde ; vous, d’en faire une autorité. Vous n’existeriez pas, ni vous ni votre éloge ou votre critique de Galien, si la nature n’avait pas eu d’autre secret que le sien pour conserver les enfants des Germains.

MOI.

Pendant la dernière peste de Marseille…

LE DOCTEUR BISSEI.

Dépêchez-vous, car je suis pressé.

MOI.

Il y avait des brigands qui se répandaient dans les maisons, pillant, tuant, profitant du désordre général, pour s’enrichir par toutes sortes de crimes. Un de ces brigands fut attaqué de la peste, et reconnu par un des fossoyeurs que la police avait chargés d’enlever les morts. Ces gens-ci allaient, et jetaient les cadavres dans la rue. Le fossoyeur regarde le scélérat, et lui dit : « Ah ! misérable, c’est toi ; » et en même temps, il le saisit par les pieds, et le traîne vers la fenêtre. Le scélérat lui crie : « Je ne suis pas mort. » L’autre lui répond : « Tu es assez mort, » et le précipite à l’instant d’un troisième étage. Docteur, sachez que le fossoyeur qui dépêche si lestement ce méchant pestiféré, est moins coupable à mes yeux qu’un habile médecin, comme vous, qui l’aurait guéri ; et partez.

LE DOCTEUR.

Cher philosophe, j’admirerai votre esprit et votre chaleur, tant qu’il vous plaira ; mais votre morale ne sera ni la mienne, ni celle de l’abbé, je gage.