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de larmes vers le ciel, remplissant la demeure des Harlove de ses cris aigus, et chargeant d’imprécations toute cette famille cruelle ; vous ignorez l’effet de ces circonstances que votre petit goût supprimerait, puisque vous n’avez pas entendu le son lugubre des cloches de la paroisse, porté par le vent sur la demeure des Harlove, et réveillant dans ces âmes de pierre le remords assoupi ; puisque vous n’avez pas vu le tressaillement qu’ils éprouvèrent au bruit des roues du char qui portait le cadavre de leur victime. Ce fut alors que le silence morne, qui régnait au milieu d’eux, fut rompu par les sanglots du père et de la mère ; ce fut alors que le vrai supplice de ces méchantes âmes commença, et que les serpents se remuèrent au fond de leur cœur, et le déchirèrent. Heureux ceux qui purent pleurer !

J’ai remarqué que, dans une société où la lecture de Richardson se faisait en commun ou séparément, la conversation en devenait plus intéressante et plus vive.

J’ai entendu, à l’occasion de cette lecture, les points les plus importants de la morale et du goût discutés et approfondis.

J’ai entendu disputer sur la conduite de ses personnages, comme sur des événements réels ; louer, blâmer Paméla, Clarisse, Grandisson, comme des personnages vivants qu’on aurait connus, et auxquels on aurait pris le plus grand intérêt.

Quelqu’un d’étranger à la lecture qui avait précédé et qui avait amené la conversation, se serait imaginé, à la vérité et à la chaleur de l’entretien, qu’il s’agissait d’un voisin, d’un parent, d’un ami, d’un frère, d’une sœur.

Le dirai-je ?… J’ai vu, de la diversité des jugements, naître des haines secrètes, des mépris cachés, en un mot, les mêmes divisions entre des personnes unies, que s’il eût été question de l’affaire la plus sérieuse. Alors, je comparais l’ouvrage de Richardson à un livre plus sacré encore, à un évangile apporté sur la terre pour séparer l’époux de l’épouse, le père du fils, la fille de la mère, le frère de la sœur ; et son travail rentrait ainsi dans la condition des êtres les plus parfaits de la nature. Tous sortis d’une main toute-puissante et d’une intelligence infiniment sage, il n’y en a aucun qui ne pèche par quelque endroit. Un bien présent peut être dans l’avenir la source d’un grand mal ; un mal, la source d’un grand bien.

Mais qu’importe, si, grâce à cet auteur, j’ai plus aimé mes