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le sort nous accable, du moins les honnêtes gens pleureront aussi sur nous. » Si Richardson s’est proposé d’intéresser, c’est pour les malheureux. Dans son ouvrage, comme dans ce monde, les hommes sont partagés en deux classes ; ceux qui jouissent et ceux qui souffrent. C’est toujours à ceux-ci qu’il m’associe ; et, sans que je m’en aperçoive, le sentiment de la commisération s’exerce et se fortifie.

Il m’a laissé une mélancolie qui me plaît et qui dure ; quelquefois on s’en aperçoit, et l’on me demande : « Qu’avez-vous ? vous n’êtes pas dans votre état naturel ; que vous est-il arrivé ? » On m’interroge sur ma santé, sur ma fortune, sur mes parents, sur mes amis. Ô mes amis ! Paméla, Clarisse et Grandisson sont trois grands drames ! Arraché à cette lecture par des occupations sérieuses, j’éprouvais un dégoût invincible ; je laissais là le devoir, et je reprenais le livre de Richardson. Gardez-vous bien d’ouvrir ces ouvrages enchanteurs, lorsque vous aurez quelques devoirs à remplir.

Qui est-ce qui a lu les ouvrages de Richardson sans désirer de connaître cet homme, de l’avoir pour frère ou pour ami ? Qui est-ce qui ne lui a pas souhaité toutes sortes de bénédictions ?

Ô Richardson, Richardson, homme unique à mes yeux, tu seras ma lecture dans tous les temps ! Forcé par des besoins pressants, si mon ami tombe dans l’indigence, si la médiocrité de ma fortune ne suffit pas pour donner à mes enfants les soins nécessaires à leur éducation, je vendrai mes livres ; mais tu me resteras, tu me resteras sur le même rayon avec Moïse, Homère, Euripide et Sophocle ; et je vous lirai tour à tour.

Plus on a l’âme belle, plus on a le goût exquis et pur, plus on connaît la nature, plus on aime la vérité, plus on estime les ouvrages de Richardson.

J’ai entendu reprocher à mon auteur ses détails qu’on appelait des longueurs : combien ces reproches m’ont impatienté !

Malheur à l’homme de génie qui franchit les barrières que l’usage et le temps ont prescrites aux productions des arts, et qui foule aux pieds le protocole et ses formules ! il s’écoulera de longues années après sa mort, avant que la justice qu’il mérite lui soit rendue.

Cependant, soyons équitables. Chez un peuple entraîné par mille distractions, où le jour n’a pas assez de ses vingt-quatre