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concert à sauver la créature la plus malheureuse et la plus intéressante qu’il y ait au monde. Je ne saurais vous dire tout l’effet de votre billet sur elle ; elle a beaucoup pleuré, elle a écrit l’adresse de M. Gassion derrière une Sainte Suzanne de son diurnal, et puis elle a voulu vous répondre malgré sa faiblesse. Elle sortait d’une crise ; je ne sais ce qu’elle vous aura dit, car sa pauvre tête n’y était guère. Pardon, monsieur, je vous écris ceci à la hâte. Elle me fait pitié ; je voudrais ne la point quitter, mais il m’est impossible de rester ici plusieurs jours de suite. Voilà la lettre que vous lui avez écrite. J’en fais partir une autre, telle à peu près que vous la demandez. Je n’y parle point des talents agréables ; ils ne sont pas de l’état qu’elle va prendre, et il faut, ce me semble, qu’elle y renonce absolument si elle veut être ignorée. Du reste, tout ce que je dis d’elle est vrai : non, monsieur, il n’y a point de mère qui ne fût comblée de l’avoir pour enfant. Mon premier soin, comme vous pouvez penser, a été de la mettre à couvert, et c’est une affaire faite. Je ne me résoudrai à la laisser aller que quand sa santé sera tout à fait rétablie ; mais ce ne peut être avant un mois ou six semaines, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire ; encore faut-il qu’il ne survienne point d’accident. Elle garde le cachet de votre lettre ; il est dans ses Heures et sous son chevet. Je n’ai osé lui dire que ce n’était pas le vôtre ; je l’avais brisé en ouvrant votre réponse, et je l’avais remplacé par le mien : dans l’état fâcheux où elle était, je ne devais pas risquer de lui envoyer votre lettre sans la lire. J’ose vous demander pour elle un mot qui la soutienne dans ses espérances ; ce sont les seules qu’elle ait, et je ne répondrais pas de sa vie, si elles venaient à lui manquer. Si vous aviez la bonté de me faire à part un petit détail de la maison où elle entrera, je m’en servirais pour la tranquilliser. Ne craignez rien pour vos lettres ; elles vous seront toutes renvoyées aussi exactement que la première ; et reposez-vous sur l’intérêt que j’ai moi-même à ne rien faire d’inconsidéré. Nous nous conformerons à tout, à moins que vous ne changiez vos dispositions. Adieu, monsieur. La chère infortunée prie Dieu pour vous à tous les instants où sa tête le lui permet.


J’attends, monsieur, votre réponse, toujours au pavillon de Bourgogne, rue d’Anjou, à Versailles.

Ce 16 février 1760.