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rellement compatissante. Je me renfermai chez moi, je m’y trouvai mal à mon aise ; je ne savais à quoi m’occuper ; je fis quelques tours en long et en large, distraite et troublée ; je sortis, je rentrai ; enfin j’allai frapper à la porte de Sainte-Thérèse, ma voisine. Elle était en conversation intime avec une autre jeune religieuse de ses amies ; je lui dis : « Chère sœur, je suis fâchée de vous interrompre, mais je vous prie de m’écouter un moment, j’aurais un mot à vous dire… » Elle me suivit chez moi, et je lui dis : « Je ne sais ce qu’a notre mère supérieure, elle est désolée ; si vous alliez la trouver, peut-être la consoleriez-vous… » Elle ne me répondit pas ; elle laissa son amie chez elle, ferma sa porte, et courut chez notre supérieure.

Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour ; elle devint mélancolique et sérieuse ; la gaieté, qui depuis mon arrivée dans la maison n’avait point cessé, disparut tout à coup ; tout rentra dans l’ordre le plus austère ; les offices se firent avec la dignité convenable ; les étrangers furent presque entièrement exclus du parloir ; défense aux religieuses de fréquenter les unes chez les autres ; les exercices reprirent avec l’exactitude la plus scrupuleuse ; plus d’assemblée chez la supérieure, plus de collation ; les fautes les plus légères furent sévèrement punies ; on s’adressait encore à moi quelquefois pour obtenir grâce, mais je refusais absolument de la demander. La cause de cette révolution ne fut ignorée de personne ; les anciennes n’en étaient pas fâchées, les jeunes s’en désespéraient ; elles me regardaient de mauvais œil ; pour moi, tranquille sur ma conduite, je négligeais leur humeur et leurs reproches.

Cette supérieure, que je ne pouvais ni soulager ni m’empêcher de plaindre, passa successivement de la mélancolie à la piété, et de la piété au délire. Je ne la suivrai point dans le cours de ces différents progrès, cela me jetterait dans un détail qui n’aurait point de fin ; je vous dirai seulement que, dans son premier état, tantôt elle me cherchait, tantôt elle m’évitait ; nous traitait quelquefois, les autres et moi, avec sa douceur accoutumée ; quelquefois aussi elle passait subitement à la rigueur la plus outrée ; elle nous appelait et nous renvoyait ; donnait récréation et révoquait ses ordres un moment après ; nous faisait appeler au chœur ; et lorsque tout était en mouvement pour lui obéir, un second coup de cloche renfermait la