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à la promenade, dans la salle du travail, ou dans la chambre de récréation, de manière que je ne pusse l’apercevoir, elle passait des heures entières à me considérer ; elle épiait toutes mes démarches : si je descendais, je la trouvais au bas des degrés ; elle m’attendait au haut quand je remontais. Un jour elle m’arrêta, elle se mit à me regarder sans mot dire ; des pleurs coulèrent abondamment de ses yeux, puis tout à coup se jetant à terre et me serrant un genou entre ses deux mains, elle me dit : « Sœur cruelle, demande-moi ma vie, je te la donnerai, mais ne m’évite pas ; je ne saurais plus vivre sans toi… » Son état me fit pitié, ses yeux étaient éteints ; elle avait perdu son embonpoint et ses couleurs. C’était ma supérieure, elle était à mes pieds, la tête appuyée contre mon genou qu’elle tenait embrassé ; je lui tendis les mains, elle les prit avec ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait encore ; je la relevai. Elle chancelait, elle avait peine à marcher ; je la reconduisis à sa cellule. Quand sa porte fut ouverte, elle me prit par la main, et me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me regarder.

« Non, lui dis-je, chère mère, non, je me le suis promis ; c’est le mieux pour vous et pour moi ; j’occupe trop de place dans votre âme, c’est autant de perdu pour Dieu à qui vous la devez tout entière.

— Est-ce à vous à me le reprocher ?… »

Je tâchais, en lui parlant, à dégager ma main de la sienne.

« Vous ne voulez donc pas entrer ? me dit-elle.

— Non, chère mère, non.

— Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne ? vous ne savez pas ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas : vous me ferez mourir… »

Ces derniers mots m’inspirèrent un sentiment tout contraire à celui qu’elle se proposait ; je retirai ma main avec vivacité, et je m’enfuis. Elle se retourna, me regarda aller quelques pas, puis, rentrant dans sa cellule dont la porte demeura ouverte, elle se mit à pousser les plaintes les plus aiguës. Je les entendis ; elles me pénétrèrent. Je fus un moment incertaine si je continuerais de m’éloigner ou si je retournerais ; cependant je ne sais par quel mouvement d’aversion je m’éloignai, mais ce ne fut pas sans souffrir de l’état où je la laissais ; je suis natu-