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lité de son caractère ; on disait que je l’avais fixée. Elle donna même en ma faveur plusieurs jours de récréation, et ce qu’on appelle des fêtes ; ces jours on est un peu mieux servi qu’à l’ordinaire ; les offices sont plus courts, et tout le temps qui les sépare est accordé à la récréation. Mais ce temps heureux devait passer pour les autres et pour moi.

La scène que je viens de peindre fut suivie d’un grand nombre d’autres semblables que je néglige. Voici la suite de la précédente.

L’inquiétude commençait à s’emparer de la supérieure ; elle perdait sa gaieté, son embonpoint, son repos. La nuit suivante, lorsque tout le monde dormait et que la maison était dans le silence, elle se leva ; après avoir erré quelque temps dans les corridors, elle vint à ma cellule. J’ai le sommeil léger, je crus la reconnaître. Elle s’arrêta. En s’appuyant le front apparemment contre ma porte, elle fit assez de bruit pour me réveiller, si j’avais dormi. Je gardai le silence ; il me sembla que j’entendais une voix qui se plaignait, quelqu’un qui soupirait : j’eus d’abord un léger frisson, ensuite je me déterminai à dire Ave. Au lieu de me répondre, on s’éloignait à pas léger. On revint quelque temps après ; les plaintes et les soupirs recommencèrent ; je dis encore Ave, et l’on s’éloigna pour la seconde fois. Je me rassurai, et je m’endormis. Pendant que je dormais, on entra, on s’assit à côté de mon lit ; mes rideaux étaient entr’ouverts ; on tenait une petite bougie dont la lumière m’éclairait le visage, et celle qui la portait me regardait dormir ; ce fut du moins ce que j’en jugeai à son attitude, lorsque j’ouvris les yeux ; et cette personne, c’était la supérieure.

Je me levai subitement ; elle vit ma frayeur ; elle me dit : « Suzanne, rassurez-vous ; c’est moi… » Je me remis la tête sur mon oreiller, et je lui dis : « Chère mère, que faites-vous ici à l’heure qu’il est ? Qu’est-ce qui peut vous avoir amenée ? Pourquoi ne dormez-vous pas ?

— Je ne saurais dormir, me répondit-elle ; je ne dormirai de longtemps. Ce sont des songes fâcheux qui me tourmentent ; à peine ai-je les yeux fermés, que les peines que vous avez souffertes se retracent à mon imagination ; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux épars sur votre visage, je vous vois les pieds ensanglantés, la torche au poing,