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Quelques-unes des religieuses dirent : « Mais elle ne sait peut-être que cela ; elle est fatiguée de son voyage ; il faut la ménager ; en voilà bien assez pour une fois.

— Non, non, dit la supérieure, elle s’accompagne à merveille, elle a la plus belle voix du monde (et en effet je ne l’ai pas laide ; cependant plus de justesse, de douceur et de flexibilité que de force et d’étendue), je ne la tiendrai quitte qu’elle ne nous ait dit autre chose. »

J’étais un peu offensée du propos des religieuses ; je répondis à la supérieure que cela n’amusait plus les sœurs.

« Mais cela m’amuse encore, moi. »

Je me doutais de cette réponse. Je chantai donc une chansonnette assez délicate ; et toutes battirent des mains, me louèrent, m’embrassèrent, me caressèrent, m’en demandèrent une seconde ; petites minauderies fausses, dictées par la réponse de la supérieure ; il n’y en avait presque pas une là qui ne m’eût ôté ma voix et rompu les doigts, si elle l’avait pu. Celles qui n’avaient peut-être entendu de musique de leur vie, s’avisèrent de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que déplaisants, qui ne prirent point auprès de la supérieure.

« Taisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme un ange, et je veux qu’elle vienne ici tous les jours ; j’ai su un peu de clavecin autrefois, et je veux qu’elle m’y remette.

— Ah ! madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on n’a pas tout oublié…

— Très-volontiers, cède-moi ta place… »

Elle préluda, elle joua des choses folles, bizarres, décousues comme ses idées ; mais je vis, à travers tous les défauts de son exécution, qu’elle avait la main infiniment plus légère que moi. Je le lui dis, car j’aime à louer, et j’ai rarement perdu l’occasion de le faire avec vérité ; cela est si doux ! Les religieuses s’éclipsèrent les unes après les autres, et je restai presque seule avec la supérieure à parler musique. Elle était assise ; j’étais debout ; elle me prenait les mains, et elle me disait en les serrant : « Mais outre qu’elle joue bien, c’est qu’elle a les plus jolis doigts du monde ; voyez donc, sœur Thérèse… » Sœur Thérèse baissait les yeux, rougissait et bégayait ; cependant, que j’eusse les doigts jolis ou non, que la supérieure eût tort