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jamais sortie. Le lendemain, sur les neuf heures, j’entendis frapper doucement à ma porte ; j’étais encore couchée ; je répondis, on entra ; c’était une religieuse qui me dit, d’assez mauvaise humeur, qu’il était tard, et que la mère supérieure me demandait. Je me levai, je m’habillai à la hâte, et j’allai.

« Bonjour, mon enfant, me dit-elle ; avez-vous bien passé la nuit ? Voilà du café qui vous attend depuis une heure ; je crois qu’il sera bon ; dépêchez-vous de le prendre, et puis après nous causerons… »

Et tout en disant cela elle étendait un mouchoir sur la table, en déployait un autre sur moi, versait le café, et le sucrait. Les autres religieuses en faisaient autant les unes chez les autres. Tandis que je déjeunais, elle m’entretint de mes compagnes, me les peignit selon son aversion ou son goût, me fit mille amitiés, mille questions sur la maison que j’avais quittée, sur mes parents, sur les désagréments que j’avais eus ; loua, blâma à sa fantaisie, n’entendit jamais ma réponse jusqu’au bout. Je ne la contredis point ; elle fut contente de mon esprit, de mon jugement et de ma discrétion. Cependant il vint une religieuse, puis une autre, puis une troisième, puis une quatrième, une cinquième ; on parla des oiseaux de la mère, celle-ci des tics de la sœur, celle-là de tous les petits ridicules des absentes ; on se mit en gaieté. Il y avait une épinette dans un coin de la cellule, j’y posai les doigts par distraction ; car, nouvelle arrivée dans la maison, et ne connaissant point celles dont on plaisantait, cela ne m’amusait guère ; et quand j’aurais été plus au fait, cela ne m’aurait pas amusée davantage. Il faut trop d’esprit pour bien plaisanter ; et puis, qui est-ce qui n’a point un ridicule ? Tandis que l’on riait, je faisais des accords ; peu à peu j’attirai l’attention. La supérieure vint à moi, et me frappant un petit coup sur l’épaule : « Allons, Sainte-Suzanne, me dit-elle, amuse-nous ; joue d’abord, et puis après tu chanteras. » Je fis ce qu’elle me disait, j’exécutai quelques pièces que j’avais dans les doigts ; je préludai de fantaisie ; et puis je chantai quelques versets des psaumes de Mondonville.

« Voilà qui est fort bien, me dit la supérieure ; mais nous avons de la sainteté à l’église tant qu’il nous plaît : nous sommes seules ; celles-ci sont mes amies, et elles seront aussi les tiennes ; chante-nous quelque chose de plus gai. »