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Augustine, mais tu es folle d’être honteuse ; laisse tomber ce linge ; je suis femme, et ta supérieure. Oh ! la belle gorge ! qu’elle est ferme ! et je souffrirais que cela fût déchiré par des pointes ? Non, non, il n’en sera rien » Elle la baise encore, la relève, la rhabille elle-même, lui dit les choses les plus douces, la dispense des offices, et la renvoie dans sa cellule. On est très-mal avec ces femmes-là ; on ne sait jamais ce qui leur plaira ou déplaira, ce qu’il faut éviter ou faire ; il n’y a rien de réglé ; ou l’on est servi à profusion, ou l’on meurt de faim ; l’économie de la maison s’embarrasse, les remontrances sont ou mal prises ou négligées ; on est toujours trop près ou trop loin des supérieures de ce caractère ; il n’y a ni vraie distance, ni mesure ; on passe de la disgrâce à la faveur, et de la faveur à la disgrâce, sans qu’on sache pourquoi. Voulez-vous que je vous donne, dans une petite chose, un exemple général de son administration ? Deux fois l’année, elle courait de cellule en cellule, et faisait jeter par les fenêtres toutes les bouteilles de liqueur qu’elle y trouvait, et quatre jours après, elle-même en renvoyait à la plupart de ses religieuses. Voilà celle à qui j’avais fait le vœu solennel d’obéissance ; car nous portons nos vœux d’une maison dans une autre[1].

J’entrai avec elle ; elle me conduisait en me tenant embrassée par le milieu du corps. On servit une collation de fruits, de massepains et de confitures. Le grave archidiacre commença mon éloge, qu’elle interrompit par : « On a eu tort, on a eu tort, je le sais… » Le grave archidiacre voulut continuer ; et la supérieure l’interrompit par : « Comment s’en sont-elles défaites ? C’est la modestie et la douceur même, on dit qu’elle est remplie de talents… » Le grave archidiacre voulut reprendre ses derniers mots ; la supérieure l’interrompit encore, en me

  1. M. Génin supprime la suite de cet épisode, sauf deux fragments insignifiants, jusqu’à la confession de la supérieure, qui n’a plus, naturellement, de raison d’être. Il eût mieux valu supprimer tout ce qui concerne le couvent de Sainte-Eutrope. Mais le sentiment de la justice ne perd jamais entièrement ses droits, et après avoir fait remarquer qu’il suit, dans son expurgation, les avis de Naigeon, M. Génin ne peut s’empêcher d’ajouter : « Il faut cependant faire observer l’art prodigieux avec lequel Diderot a sauvé l’innocence de son héroïne. L’intérêt du roman était à ce prix. Sœur Sainte-Suzanne traverse donc cet horrible bourbier sans être maculée, sans se douter même du danger qu’elle a couru. » Et nous ajouterons : Sans que les lecteurs vraiment innocents puissent eux-mêmes s’en douter.