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supérieures impitoyables, des religieuses qui ne seront pas meilleures qu’ici, les mêmes devoirs, les mêmes peines. Il vaut mieux que j’achève ici mes jours ; ils y seront plus courts.

— Mais, madame, vous avez intéressé beaucoup d’honnêtes gens, la plupart sont opulents : on ne vous arrêtera pas ici, quand vous sortirez sans rien emporter.

— Je le crois.

— Une religieuse qui sort ou qui meurt, augmente le bien-être de celles qui restent.

— Mais ces honnêtes gens, ces gens opulents ne pensent plus à moi, et vous les trouverez bien froids lorsqu’il s’agira de me doter à leurs dépens. Pourquoi voulez-vous qu’il soit plus facile aux gens du monde de tirer du cloître une religieuse sans vocation, qu’aux personnes pieuses d’y en faire entrer une bien appelée ? Dote-t-on facilement ces dernières ? Eh ! monsieur, tout le monde s’est retiré depuis la perte de mon procès ; je ne vois plus personne.

— Madame, chargez-moi seulement de cette affaire ; j’y serai plus heureux.

— Je ne demande rien, je n’espère rien, je ne m’oppose à rien, le seul ressort qui me restait est brisé. Si je pouvais seulement me promettre que Dieu me changeât, et que les qualités de l’état religieux succédassent dans mon âme à l’espérance de le quitter, que j’ai perdue… Mais cela ne se peut ; ce vêtement s’est attaché à ma peau, à mes os, et ne m’en gêne que davantage. Ah ! quel sort ! être religieuse à jamais, et sentir qu’on ne sera jamais que mauvaise religieuse ! passer toute sa vie à se frapper la tête contre les barreaux de sa prison ! »

En cet endroit je me mis à pousser des cris ; je voulais les étouffer, mais je ne pouvais. M. Manouri, surpris de ce mouvement, me dit :

« Madame, oserais-je vous faire une question ?

— Faites, monsieur.

— Une douleur aussi violente n’aurait-elle pas quelque motif secret ?

— Non, monsieur. Je hais la vie solitaire, je sens là que je la hais, je sens que je la haïrai toujours. Je ne saurais m’assujettir à toutes les misères qui remplissent la journée